De Regno II. d) : Fondation de la Cité

Où fonder une Cité ?

 

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Plan de cette partie :

La Cité doit avoir une atmosphère salubre.


La Cité doit avoir une atmosphère salubre.



Une fois la région déterminée, il faut choisir un emplacement convenable à l'établissement de la cité ; la première chose à rechercher est la salubrité de l'air. Le commerce de la vie politique suppose en effet la vie physique, laquelle se conserve saine par la salubrité de l'air. Un emplacement sera très salubre, selon Vitruve, « s'il est élevé, sans nuages ni brouillards, dégagé, exposé ni au froid, ni au chaud, enfin s'il est distant des marécages » [1]. L'altitude contribue habituellement à la salubrité de l'air car un lieu élevé est ouvert aux souffles des vents qui purifient l'air ; puis les vapeurs que l'ardeur des rayons solaires fait s'exhaler de la terre et des eaux, sont plus épaisses dans les vallées et les bas-fonds que sur les hauteurs. Aussi trouve-t-on en altitude un air plus léger.


Humidité

Cette légèreté de l'atmosphère qui importe beaucoup à une respiration libre et saine, est empêchée par les nuages et les brouillards qui abondent habituellement dans les lieux humides ; c'est pourquoi les lieux de ce genre sont regardés comme contraires à la santé. Et parce que les pays marécageux sont trop humides, on doit choisir pour construire une ville un lieu éloigné des marais. « En effet, à l'aurore, lorsque les brises matinales atteignent ce lieu, chargées des vapeurs qui s'élèvent des marécages, elles répandent, mêlée au brouillard, l'exhalaison empoisonnée des bêtes des marais et rendent l'atmosphère pestilentielle. Cependant, on peut admettre que les murs de la ville soient construits dans des marais, mais proches de la mer, pourvu qu’ils soient exposés au nord, ou à peu près, et que ces marais soient plus élevés que le littoral. Il suffira en effet de tracer des fossés de façon que leurs eaux s'écoulent vers le rivage ; et la mer, lorsqu'elle s'enflera sous l'action des tempêtes, envase ces mêmes marais et empêche ainsi la naissance des bêtes des marécages ; car les animaux qui descendraient des lieux plus élevés s'y trouveraient tués par l'eau salée, à laquelle ils ne sont pas accoutumés. »


Ensoleillement

Il faut encore que l'endroit destiné à la ville ne subisse la chaleur et le froid que modérément, et pour cela soit exposé à plusieurs horizons. « En effet, des murs exposés au midi, et près de la mer, ne seront pas sains, car, ne regardant pas le soleil, ces murs seront froids le matin, et, par contre, à midi, l'ardeur du soleil les rendra trop brûlants. S’ils sont exposés au couchant, au lever du soleil la température y sera tiède ou même froide, chaude à midi, brûlante vers le soir à cause de la persistance de la chaleur et du rayonnement solaire. » Tournés vers l’Est, au contraire, ils se réchaufferont modérément le matin, à cause de l’exposition au soleil ; la chaleur ne s'augmentera guère à midi, les rayons du soleil ne les frappant pas directement ; mais, le soir, à l’abri du soleil, il y fera frais. Il y régnera une température identique, ou semblable, si la ville est tournée vers le Nord. Nous savons par expérience que le passage à une température élevée diminue la santé : « Les corps qu'on fait passer d'un lieu froid à un lieu chaud ne peuvent durer mais périssent » parce que la chaleur, en aspirant leur vapeur, désagrège leurs forces naturelles ; aussi, même dans les lieux salubres, les corps sont-ils affaiblis en été.


Alimentation

Comme la bonne santé du corps requiert spécialement des aliments convenables, la salubrité du lieu choisi pour l'établissement d'une ville dépend de la qualité des produits de la terre ; c'est ce que les anciens avaient coutume d'examiner d’après la faune. Puisque les hommes ont en commun avec les autres animaux de se nourrir des produits du sol, il suit que si l'on trouve en bon état les organes des animaux que l'on y tue, les hommes pourront aussi y trouver une nourriture saine. Mais si les organes des animaux abattus ont un aspect maladif, on pourra en conclure non sans raison que ce séjour n’est pas sain non plus pour les hommes.


Eau

De même qu’un climat tempéré, on doit rechercher une eau salubre ; en effet la santé corporelle dépend surtout de ce que l’homme absorbe le plus souvent. Pour l'air, il est certain qu'en l'aspirant sans cesse, nous le faisons pénétrer jusque dans nos parties vitales ; de sorte que sa salubrité est une des principales choses qui importent à notre santé. De même, parmi les choses que nous absorbons par mode d'alimentation, l'eau est ce qui sert le plus souvent, aussi bien pour les boissons que pour la nourriture. Aussi il n'y a rien, après de la pureté de l'air, qui importe davantage à la santé d'un lieu que la salubrité de l'eau.


Santé des indigènes

Il existe encore un autre signe, d'où l'on peut inférer la salubrité d'un pays ; c'est quand les indigènes sont d'une belle couleur, que leurs corps sont robustes et leurs membres bien proportionnés, que les enfants y sont nombreux et vifs ainsi que les vieillards. Inversement, si les indigènes ont une vilaine apparence, des corps frêles ou difformes, si les enfants sont peu nombreux et maladifs et s'il y a encore moins de vieillards, aucun doute que le pays ne soit malsain.


Fertilité du territoire pour le ravitaillement



Nécessité du ravitaillement

Il ne suffit pas que l'emplacement choisi pour la construction de la ville soit assez salubre pour conserver la santé des habitants ; il faut encore qu'il soit assez fertile pour suffire à leur entretien : car il est impossible à une multitude d'hommes d’habiter en un lieu où ne se trouve pas abondance de denrées alimentaires. Comme le rapporte Vitruve : Xénocrate, l'un des plus habiles architectes de son temps voulait convaincre Alexandre de Macédoine qu'une certaine montagne se prêterait à la construction d'une cité bien constituée ; Alexandre demanda s'il y avait des champs capables de fournir à la cité du blé en suffisance. S’apercevant que cette ressource manquait, il répondit qu'il faudrait blâmer celui qui s'aviserait de bâtir une cité en un tel lieu ; car, de même qu'un nouveau-né ne peut s'alimenter ni se développer sans le lait de sa nourrice, de même une cité ne peut avoir une population nombreuse sans abondance de denrées.


Supériorité de l’autarcie sur le commerce

Notons toutefois qu’une cité peut s'approvisionner de deux manières : l’une, celle que nous avons dite, de par la fertilité du pays produisant en abondance tout ce que requièrent les nécessités de la vie humaine ; l’autre, de par le commerce qui apporte de diverses contrées dans la cité les produits nécessaires à la vie. Mais nous sommes convaincus que le premier moyen est manifestement le plus convenable : un être est d'autant plus digne qu'il se suffit mieux à lui-même, car celui qui a besoin d'autrui montre par là-même son indigence.

1° Dignité et sécurité

Or, une cité se suffit bien mieux quand le pays d'alentour subvient à toutes ses nécessités que lorsque cette même cité doit recourir au commerce pour recevoir ce dont elle a besoin. Une cité est donc plus digne si elle tire sa subsistance de son propre territoire que si elle le fait par l'entremise des marchands. Et sa sécurité en est même plus assurée, puisque les conjonctures de la guerre et les difficultés des communications pourraient facilement empêcher l'approvisionnement et la venue des marchands, et ainsi réduire la ville par la disette [2].

2° Unité morale

Ceci est encore plus utile du point de vue de la vie politique. Car une cité qui pour sa subsistance a besoin d’un grand nombre de marchands doit nécessairement subir la présence incessante des étrangers ; or les relations avec les étrangers sont une cause très importante de corruption des mœurs des citoyens, comme l'enseigne Aristote dans la Politique : les étrangers, élevés sous des lois et des coutumes différentes ont nécessairement sur bien des points un mode de vie différent de celui des citoyens ; ces derniers sont entraînés par leur exemple et la vie sociale en est perturbée.

Voir notre article : L'immigration...

3° Vertu des citoyens

Si ce sont les citoyens eux-mêmes qui se livrent au commerce, la porte s’ouvre à bien des vices. En effet, les négociants portent tout leur effort vers le gain, et par suite la pratique habituelle du négoce enracine la cupidité dans le cœur des citoyens ; il en résulte que tout devient vénal dans la cité et, la bonne foi disparue, la fraude se donne libre cours ; le bien public étant méprisé, chacun poursuit son profit personnel ; l’application à la vertu disparaît et la richesse est honorée à sa place ; s’ensuit nécessairement la corruption de la vie politique dans une telle cité.

Voir notre article : Commerce et finance...


4° Vertu militaire

En outre la pratique habituelle du négoce est tout à fait nuisible à l'entraînement militaire ; car les négociants, à la recherche de la tranquillité, évitent toute peine et, affectés aux plaisirs, laissent leur courage s'amollir, leurs corps se débiliter, au point de devenir impropres aux labeurs de la guerre ; c'est pourquoi, d'après le droit civil, le négoce est interdit aux soldats [3].

5° Dangers de la vie urbaine

D'ordinaire enfin une cité est d'autant plus paisible que sa population est moins souvent réunie, et réside plus souvent hors de ses murs : les rassemblements fréquents donnent lieu aux procès et offrent matière aux séditions. Aussi, selon l'enseignement d'Aristote, est-il préférable à un peuple de s'employer au dehors des cités que de séjourner constamment à l'intérieur de leurs murs [4]. Si une cité est consacrée aux affaires, il devient nécessaire que les citoyens résident dans la ville pour y exercer leur commerce [5].


Conclusion

Il vaut donc mieux pour une cité recevoir sa subsistance de son propre territoire que de s'adonner entièrement au négoce.

Voir notre article : Dimensions de la Cité...

Il ne faut pourtant par bannir tout à fait les négociants de la cité car il est rare de trouver un lieu où se rencontrent en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie, au point qu’on puisse se passer des produits importés. De plus, la surabondance des produits locaux serait inutile, si par le biais des négociants ils ne pouvaient être écoulés ailleurs. C'est pourquoi la cité parfaite devra se servir des commerçants, mais d'une façon modérée.


Agrément du lieu



Nécessité de l’agrément

L’établissement d’une ville requiert aussi le choix d’un lieu dont l'agrément pourra plaire aux habitants. Car on ne quitte pas facilement un lieu agréable et, d'autre part, il est difficile de faire affluer nombre d'habitants dans un lieu qui manque d’agrément, car sans plaisir la vie humaine ne peut se prolonger longtemps. En vue de cet agrément il convient que l’emplacement de la ville se situe en rase campagne, bien garni d’arbres, embelli par la proximité des montagnes, agrémenté de bosquets et bien irrigué.


L’agrément doit être modéré.

1° Pour la conservation du bon jugement

Cependant, des charmes trop nombreux attirent les hommes vers les plaisirs, ce qui est fort nuisible à la cité [6]. Ceci, tout d'abord parce que s'émousse le jugement des hommes livrés aux plaisirs ; la douceur de la jouissance noie l'âme dans la sensualité, au point que l’homme qui s’y complaît ne peut garder son jugement libre quant aux jouissances ; d'où cette sentence d'Aristote : « La prudence du juge s'évanouit dans le plaisir. » [7]

2° Pour la vertu en général

Ensuite les jouissances superflues éloignent de l'honnêteté de la vertu [8] ; rien autant que la plaisir n'entraîne facilement aux excès immodérés qui détruisent le juste milieu de la vertu ; tantôt parce que la nature est avide de plaisir, et se précipite alors à la moindre occasion dans les excès des honteuses voluptés, comme le bois sec s’enflamme par un peu de feu ; tantôt aussi parce que le plaisir ne satisfait pas le désir, mais en provoque une soif plus ardente après la première satisfaction. Dès lors il appartient à la vertu de se tenir éloigné des plaisirs superflus. En les évitant on atteint plus facilement le juste milieu de la vertu.
Par conséquent ceux qui se livrent exagérément aux plaisirs amollissent leur caractère et n'ont plus le courage de rien entreprendre de difficile, ni de supporter quelque fatigue, ni d’affronter quelque danger ; c'est ainsi que le plaisir nuit beaucoup à la valeur guerrière, car, comme le dit Végèce dans son traité De l'art militaire, « Il craint moins la mort, celui qui sait que la vie lui a ménagé moins de douceurs. » [9]

3° Les vices qui proviennent d’une vie trop facile

Enfin ceux dont les mœurs sont dissolues par les plaisirs sont généralement paresseux et, négligeant les affaires et les devoirs de leur état, ils consacrent leurs soins aux seuls plaisirs, dans lesquels ils dissipent follement les biens amassés par d'autres ; réduits ainsi à la pauvreté, comme ils ne peuvent plus se passer des plaisirs auxquels ils sont habitués, ils se livrent à des vols et des rapines pour avoir de quoi satisfaire à leurs passions [10]. Il est donc nuisible pour une cité de présenter trop d’agréments superflus, que ce soit de par la disposition du lieu ou toute autre cause.
Dans la vie humaine, un plaisir modéré vient à point, comme une sorte d'assaisonnement, pour ranimer le courage de l'homme [11].


[Ici prend fin l’œuvre de Saint Thomas, reprise ensuite par Ptolémée de Lucques.]




[1] De architectura, I, c.4. De même pour les citations qui suivent. M. Vitruvius Pollio était architecte militaire de César et d’Auguste.

[2] Un point très important est ici touché : l’autosuffisance matérielle. Cette autarcie est nécessaire à l’indépendance et à la souveraineté de la Cité. L’inclusion de la Cité dans un ensemble économique plus vaste où elle perd cette autarcie entraîne nécessairement l’intégration politique. La spécialisation agricole et industrielle a pour conséquence la perte de la souveraineté. La globalisation économique est la voie vers la globalisation politique, autrement dit la centralisation et le gouvernement mondial. Ajoutons que, outre la perte de la souveraineté politique, la globalisation économique entraîne la détérioration morale qui est sous nos yeux. Le système moderne détruit la civilisation au profit de la prospérité économique, laquelle est très hypothétique eu égard à tous les problèmes qu’elle cause : urbanisation à outrance, chômage, délocalisation, immigration, pollution, destruction des familles, délinquance, maladies psychiques.

[3] La profession commerciale en tant que telle n’est pas ici en cause. La question porte sur le mode de vie de toutes les professions administratives. L’argument peut faire d’autant plus sourire que la guerre devient aujourd’hui principalement professionnelle et technique. Il n’est pourtant pas si désuet et stupide qu’il ne paraît. Si la Cité doit avoir une armée - et il faut être bien utopiste pour croire qu’elle puisse s’en dispenser - elle doit pouvoir trouver parmi ses citoyens des hommes aptes à cet office. Or, malgré toute la technique moderne, l’infanterie reste ‘la reine des batailles’ et elle requiert des hommes physiquement et moralement forts et aguerris. La vie à la campagne et le métier d’agriculteur prépare de tels hommes. C’est la classe agricole qui fournissait aux Etats leurs soldats. C’est du reste une des causes de sa destruction, les dernières guerres ayant été très meurtrières - et on peut se demander si ces guerres n’ont pas été précisément fomentées pour détruire la classe paysanne et chrétienne. En outre la vie campagnarde développe le réalisme, les vertus naturelles, individuelles et familiales, l’attachement à la terre, et donc à la patrie.

[4] Le grec distingue πóλις polis, la cité comme institution politique ; et ἄστυ asty, l’agglomération urbaine, qui n’est que le centre politique et économique de la polis.

[5] Si le commerce et la finance gouvernent la politique, ils favorisent l’urbanisation et la concentration des entreprises, au détriment de l’agriculture et des petites entreprises, et de la vie proprement politique. La finance qui domine malheureusement le politique met toute la Cité à son service. Des raisons de prétendue rentabilité poussent aujourd’hui à la concentration urbaine et à la désertion des campagnes. L’économie moderne est exactement l’inverse de l’économie naturelle pour qui la finance et le commerce sont des instruments au service de l’agriculture et de l’industrie. Un tel système contre-nature ne peut que s’écrouler tôt ou tard et nous commençons à le voir aujourd’hui. Une restauration politique ne peut donc consister dans un replâtrage du capitalisme. Qui ne voit les conséquences morales et le coût social d’une telle évolution : dépressions nerveuses, délinquance, spéculation immobilière, propagation rapide des vices, désœuvrement et problème des loisirs, faillite de l’éducation ? Tous ces maux ont pour cause au moins prédispositive la vie urbaine. Même au point de vue économique le résultat n’est évidemment pas positif puisque l’État-providence actuel doit grever d’impôt les familles et les entreprises pour assumer les charges dues à cette situation.

[6] Eu égard à la faiblesse de l’homme, la jouissance matérielle engendre le laisser-aller et détruit les vertus. La vie de ce monde est difficile, à supposer même que le régime politique et les gouvernants soient excellents. C’est illusionner la jeunesse que de ne pas la préparer à une vie difficile en se pliant à tous ses caprices. La Cité qui vit dans les délices est en péril. « l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort ; on rencontre aujourd’hui le malheur. » (Maréchal Pétain, le 22 juin 1940)

[7] Éthique 6,4. La faculté de jugement, c’est-à-dire le discernement et la prudence sont la base de la vie morale. L’homme contemporain est immergé dans un monde de jouissances, de publicités audio-visuelles de plus en plus agressif. Il y perd son sens critique et devient l’esclave des puissances qui possèdent ces moyens de propagande audio-visuelle.

[8] Maximas virtutes omnes iacere, necesse est, voluptate dominante. Cicéron, De finibus, 2,117

[9] Epitoma rei militaris I, c.3. La Cité jouisseuse ruine toute vertu. Le bien commun est conçu actuellement comme la protection des jouissances : « panem et circenses », rien de nouveau. Le peuple est lui-même complice qui se donne des gouvernants qui ont ce programme.

[10] Ceci se voit en particulier dans le phénomène de la drogue. La répression contre les trafics est bien insuffisante contre un mal qui tient aux principes mêmes de la société.

[11] La société moderne promeut à la primauté du jeu. La population devient moralement asservie par la passion des loisirs.