Commerce et finance


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"Les négociants portent tout leur effort vers le gain, et par suite la pratique habituelle du négoce enracine la cupidité dans le cœur des citoyens..."
Saint Thomas d'Aquin, De Regno II, 7
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Pourquoi un tel ostracisme à l’égard des négociants ?

Sont-ils tous nécessairement envieux et cupides ?

Là n’est pas la question. Toute entreprise économique, atelier, usine, exploitation agricole ou autre est finalisée et définie par ce qu’elle produit, par ce qu’elle apporte en propre. Cette production est réglée par les besoins et la réalité de la vie humaine. Une entreprise commerciale (a fortiori financière), à moins de n’être que l’auxiliaire d’une entreprise de production ou d’approvisionnement, ne produit rien ; elle n’est finalisée par rien, sinon par l’argent. Or, l’argent n’est pas un bien réel, mais un instrument d’échange. Cette entreprise est donc de soi indéterminée et elle échappe à toute règle de nature. Une entreprise dont le but objectif (nous ne parlons pas des motivations subjectives) n’est que faire de l’argent, non pas la production d’un bien concret, échappe donc de soi aux corps sociaux et à la Cité.
« Parce que l’acquisition d’argent est infinie, à cause de cette partie de l’économie [qu’est la finance] il semble aux hommes que les richesses et propriétés n’aient pas de terme. […] La partie de l’économie qui porte sur l’alimentation et les autres choses nécessaires à la vie est naturelle. ; celle qui porte sur l’acquisition d’argent n’est pas naturelle. La monnaie n’a pas été découverte à partir de la nature mais elle a été introduite de par l’expérience et l’art. » [1]

Les activités économiques ayant pour objet des biens concrets sont finalisées et mesurées par les besoins et les conditions concrètes d’existence ; elles ne peuvent être infinies.
« Ainsi l’art médical désire la santé de manière infinie car il cherche par tous les moyens à la produire ; mais il ne donne pas les médicaments de manière infinie ; il les donne seulement dans la mesure de leur utilité pour la santé ; et ainsi dans les autres arts [comme quoi l’industrie médicale gouvernée par la finance a intérêt à vendre le plus de médicaments possible, utiles ou pas]. » [2]
Au contraire, la ’production’ d’argent est à elle-même sa propre fin, et partant indéfinie.
« L’argent n’est pas la fin de l’économie ; il est ordonné à une fin qui est le gouvernement de la famille [l’économie a pour fin propre la vie de la famille ; ici se trouve l’opposition radicale entre l’économie moderne et l’économie naturelle et chrétienne]; donc la finance recherche l’argent sans aucune limite, tandis que l’économie le recherche de manière réglée par une limite. » [3]
L’instrument qu’est l’argent étant pris pour une fin il échappe à toute régulation et devient objet de recherche infinie, de soi infiniment multipliable, sans référence à la nature des choses. Une entreprise financière tend de sa nature même à échapper au bien commun. Elle a intérêt à ce que la Cité soit la moins auto-suffisante possible. Elle n’a de soit aucun intérêt au bien commun ni à l’unité de la Cité. La permanence de la Cité ne l’intéresse que pour la sécurité du commerce, qu’une autre Cité ou structure politique peut fort bien assurer. De soi le négociant est apatride.

« Le négoce consiste à échanger des biens. Or, Aristote distingue deux sortes d'échanges. L'une est comme naturelle et nécessaire, et consiste à échanger denrées contre denrées, ou denrées contre argent, pour les nécessités de la vie. De tels échanges ne sont pas propres aux négociants, mais sont surtout effectués par le maître de maison ou le chef de la cité qui sont chargés de procurer à la maison ou à la cité les denrées nécessaires à la vie. - Il y a une autre sorte d'échange; elle consiste à échanger argent contre argent ou des denrées quelconques contre de l'argent, non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais pour le gain. Et c'est cet échange qui très précisément constitue le négoce, d'après Aristote. Or, de ces deux sortes d'échange, la première est louable, puisqu'elle répond à une nécessité de la nature, mais il réprouve à bon droit la seconde qui, par sa nature même, favorise la cupidité, laquelle n'a pas de bornes et tend à acquérir sans fin. Voilà pourquoi le négoce, envisagé en lui-même, a quelque chose de honteux, car il ne se rapporte pas, de soi, à une fin honnête et nécessaire.
Cependant si le gain, qui est la fin du commerce, n'implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n'implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n'empêche donc de l'ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le négoce deviendra licite. C'est ce qui a lieu quand un homme se propose d'employer le gain modéré qu'il demande au négoce, à soutenir sa famille ou à secourir les indigents, ou encore quand il s'adonne au négoce pour l'utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire, et quand il recherche le gain, non comme une fin mais comme salaire de son effort. » [4]

Nous voyons aujourd’hui les ravages de la finance anonyme et vagabonde. Les entreprises financières ont intérêt à la globalisation de l’économie. L’économie globalisée par l’Union Européenne et l’O.M.C. ruine les économies locales et politiques - dites ‘nationales’ - au profit des entreprises financières et, accessoirement, des entreprises de transport. Il ne suffit donc pas de remédier aux injustices les plus criantes du monde capitaliste ; c’est l’exigence d’une remise en cause radicale qui ressort de la politique économique de saint Thomas.


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[1] Saint Thomas d'Aquin, In Polit. I, lectio 7, n°111

[2] Saint Thomas d'Aquin, In Polit. I, lectio 6, n°123

[3] Saint Thomas d'Aquin, In Polit. I, lectio 6, n°123

[4] Saint Thomas d'Aquin, Somme Théologique II-II, 77 art. 4