La voie ascétique dans la doctrine spirituelle de Hadewijch d’Anvers

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Une authentique contemplative ne saurait ignorer la pratique des vertus et la disposition nécessaire de la voie pratique. Si Hadewijch s’applique principalement à magnifier l’amour et l’union mystique, ses lettres manifestent qu’elle n’ignore pas ce préalable ascétique qui doit toujours être pratiqué.

Les principes

Contemplation et pratique des vertus

Hadewijch énonce les vérités traditionnelles de la vie ascétique, avec un juste accord de l’abandon à Dieu et de l’activité vigilante, de la contemplation et de l’action. Cet équilibre n’est pas « celui d’un compromis dont les parties s’accommoderaient, mais celui d’une flamme entre la terre et le ciel, qui vit de ce qu’elle consume et brûle de le quitter. »[1] En effet, l’amour s’apprend par la pratique des vertus. « Exercez-vous en ce que je vous ai dit, car on ne peut enseigner l’amour à personne, mais qui pratique ses vertus ne peut manquer de l’apprendre. » (Lettre 24) « où est l’amour sont aussi les labeurs et lourdes peines. » (Lettre 6) L’ascèse ou pratique est évidemment toute orientée vers la contemplation. Elle est un moyen, non une fin. C’est pourquoi il faut : « passer par-dessus tout ce qui n’est pas l’amour, sans penchant ni vertu ni œuvre particulière pour venir en aide aux autres, ni compassion pour les protéger, mais rester à toute heure dans la fruition d’amour, » (Lettre 17)
Cette primauté de la contemplation n’a rien d’égoïste ; elle n’ignore pas le prochain, car c’est en se donnant exclusivement à l’amour que l’on œuvre pour la conversion des pécheurs : « Ni efforts ni prières ne profitent aux âmes pécheresses, étrangères à Dieu, mais bien l’amour que nous-mêmes donnons à Dieu. Et plus l’amour sera fort, plus nombreux seront les pécheurs tirés de leur état, plus ferme l’assurance donnée à ceux qui aiment. » (Lettre 6)

Les ‘neuf points’

Hadewijch résume ainsi les principaux points de la voie ascétique : « Il y a neuf points à retenir pour le pèlerin qui doit faire longue route. D’abord, demander son chemin [avoir un guide] ; ensuite, bien choisir sa compagnie [ordre religieux et amis de Dieu]  ; troisièmement, se méfier des voleurs [les subtiles tentations]  ; quatrièmement, qu’il se garde de la trop bonne chère [toute satisfaction] ; cinquièmement, qu’il se vête court et se ceigne ferme [se garder de toute lâcheté, se serrer avec le lien de l’amour] ; sixièmement, qu’il se penche en avant sur les montées [remercier en toute souffrance]  ; septièmement, qu’il se tienne droit sur les descentes [garder les désirs élevés dans les nécessités physiques]  ; huitièmement, qu’il demande les prières des bonnes gens ; neuvièmement, qu’il parle volontiers de Dieu. » (Lettre 15)

Renoncement total

Le renoncement total implique de se tenir au-dessus de toute préoccupation, des sentiments d’autrui et même de toute consolation : « si vous désirez la charité parfaite, il ne faut accepter aucune consolation en retour de votre peine, que le seul amour. Soyez donc sur vos gardes et ne laissez point troubler votre paix. » (Lettre 2) « Et n’exigez, ne désirez nulle faveur de Dieu, ni pour vous ni pour vos amis, ne lui demandez jouissance d’aucune sorte, ni soulagement ni réconfort si ce n’est comme il le veut. » (Lettre 6) « Car si vous aimez, vous devez renoncer à toute chose et vous mépriser comme le dernier de tous afin de rendre parfaitement à l’amour ce qui lui est dû. Qui aime se laisse volontiers condamner sans se défendre pour être plus libre dans l’amour ; et pour aimer davantage, il est prêt à beaucoup endurer. Qui aime se laisse volontiers frapper pour apprendre. Qui aime se voit volontiers rejeté, parce qu’il trouve une liberté nouvelle. » (Lettre 8) « Et la douceur fût-elle pure et toute divine[2] — ce qui requiert discernement subtil — ce n’est point par elle encore qu’il faudrait mesurer l’amour, mais par la possession des vertus et de la charité. » (Lettre 10) « On ne saurait plaire à l’amour qu’en étant privé de tout repos, que ce soit dans les amis ou les étrangers, ou dans l’amour lui-même. C’est une exigence terrible de notre vie, en vérité, qu’il faille renoncer même à l’apaisement de l’amour pour apaiser l’amour ! »

Les vertus pratiques en particulier

On retrouve chez Hadewijch les pratiques fondamentales du combat spirituel que les Pères du désert furent les premiers à enseigner à leurs disciples.

Discernement

Comme eux Hadewijch insiste sur la nécessité absolue du discernement. « En bref, la raison s’égare dans la crainte, dans l’espérance, dans une règle de vie que l’on veut garder, dans la charité envers le prochain, dans les larmes, dans le désir des goûts spirituels, dans la jouissance des suavités, dans la terreur des menaces divines, dans la division d’intention, dans la façon de recevoir et de donner, en maintes choses que l’on juge bonnes, raison peut errer. […] Dans la charité envers le prochain, on manque de discernement, on donne par faveur et non pas selon les besoins, on rend service, mais suivant son penchant, on se tourmente aussi hors de propos. Ce qu’on nomme charité envers les autres procède bien souvent du penchant naturel. En voulant maintenir une règle de vie, on s’embarrasse de maintes choses dont il faudrait être libre. C’est encore un point où la raison s’égare. Un esprit de bonne volonté assure intérieurement plus de beauté à notre vie que nulle règle n’en saurait prescrire. » (Lettre 4) « Vous perdez beaucoup de temps par l’empressement que vous mettez en toute affaire : je n’ai jamais réussi à vous faire tenir en ceci la juste mesure. » (Lettre 5) « Le respect humain se déguise en humilité, la colère en juste zèle, la haine est fidélité et abonde en bonnes raisons ; le plaisir passe pour consolation et abandon, l’amour facile se masque de prudence et de patience, simule grande élévation et s’exprime en belles paroles, dont Dieu pourtant est absent. Contre ces dangers, nulle âme n’est gardée, si le lien de l’amour véritable ne la garde. » (Lettre 12) « Cette raison dont je parle doit maintenir la connaissance en vous-même et le discernement toujours en éveil. » (Lettre 24)

Connaissance de soi

Le discernement requiert la connaissance de soi-même. « Si vous voulez atteindre cette perfection, il vous faut d’abord apprendre à vous connaître bien réellement : dans votre volonté bonne ou mauvaise, dans vos goûts et vos aversions, dans votre façon d’agir, de vous fier et de vous méfier, en toute chose qui vous advient. » (Lettre 14)

Humilité

« La charité se doit d’être humble, car celui qui sait n’avoir pas réalisé dans ses œuvres le royaume de l’amour divin, s’humilie volontiers sous la puissance divine. » (Lettre 14) « Ne concevez, par orgueil, nulle honte d’avoir faim ou soif, ou sommeil ou froid, ou telle maladie déplaisante, ou d’avoir dit quelque sottise, ou fait quelque chose qui ne sied pas. C’est grand honneur au contraire, et parfaite courtoisie que de confesser franchement les choses qui font rougir  ; c’est vil orgueil de les taire. Il est honteux et ridicule de laisser les autres nous accuser au lieu de le faire nous-mêmes : c’est fausseté envers Dieu notre amour, conduite basse et déloyale. » (Lettre 24)

Contre la colère

La colère fait maints dommages : « Le premier est la perte de la sagesse ; le second, le désordre dans la vie en commun ; le troisième, éloignement du Saint-Esprit ; le quatrième, renfort au démon ; le cinquième, trouble de l’amitié, qui faute d’exercice tombe dans l’oubli ; le sixième, la négligence des vertus ; et le septième, ruine de la justice. [… Elle] nous prive de l’amour, éloigne de nous les fiers désirs et la pureté du cœur, nous rend soupçonneux en toute chose, nous ravit la douceur de l’amour fraternel. Colère et jalousie sont contraires à toute conduite divine : elles marquent la conduite de l’enfer. » (Lettre 12)

Contre l’oisiveté

« l’âme qui veut vivre saintement se méfie de l’oisiveté, mère de tous les vices. Ne cessez donc point de prier ou d’aimer, ou d’agir vertueusement ou de servir les malades ; supportez pour l’honneur de l’amour les personnes chagrines ou ignorantes. » (Lettre 16)

Contre la pusillanimité

« Laissez toute la tristesse que vous portiez jusqu’ici et la pusillanimité qui est en vous ; préférez la détresse loin du Bien-Aimé à tout repos en quelque bien inférieur à Lui-même. » (Lettre 6) « Ce sont gens pusillanimes, que la suavité exalte facilement et que facilement déprime l’aigreur ; une petite grâce rend leur cœur joyeux, une petite contrariété le rend tout triste. » (Lettre 10)

La stabilité

« gardez-vous de l’instabilité, car nul défaut ne saurait si facilement vous séparer de Notre-Seigneur. » (Lettre 6)

Les “nobles qualités”

Toute cette vie contemplative et pratique, Hadewijch la magnifie en usant des qualificatifs empruntés à la langue courtoise.

Beauté

« Servez en toute beauté, » (Lettre 2) « Il ne faut jamais oublier que le beau service et la souffrance d’exil ici-bas sont la condition de l’homme. » (Lettre 6) « Enfin je vous conjure par le saint amour de Dieu de faire en toute beauté et pureté votre pèlerinage » (Lettre 15) « Ceci est l’Unité, belle par-dessus toute chose, de l’amour de la Déité. » (Lettre 17) « Mais lorsque le Christ et l’âme bienheureuse sont unis, c’est alors que l’un et l’autre sont exaltés en toute perfection et beauté. » (Lettre 19) « Avant qu’on ne possède le Bien-Aimé, il faut faire sa cour pour l’obtenir, agissant de façon toujours belle et généreuse. » (Lettre 21) « Choisissez ce qu’il faut faire ou laisser pour mener une vie vraiment belle, selon la loi. » (Lettre 24) « Je vous salue encore, amie : menez belle vie ! » (Lettre 26) « Toutes les grâces de Dieu sont belles. » (Lettre 28) « Telles sont les paroles qui jaillissent délicieusement dans l’âme, de la beauté de Dieu. Qu’est-ce donc que la beauté de Dieu ? C’est l’être de la Déité dans l’Unité, et l’Unité dans la Totalité, et la Totalité dans la Manifestation, la Manifestation dans la Gloire, la Gloire dans la Fruition, la Fruition dans l’Éternité. Toutes les grâces de Dieu sont belles, mais celui qui comprend ceci, comme c’est en Dieu même et dans le Trône des Trônes et dans la richesse du Ciel, celui-là possède la beauté de toutes les grâces divines. Qui veut parler de ceci devra parler avec son âme. » (Lettre 28)

Clarté

« Notre - Seigneur a manifesté le clair amour. […] La plus haute clarté que l’on puisse avoir sur la terre, c’est d’être vrai en toute œuvre de justice actuelle, de pratiquer la vérité en toute chose pour la gloire du noble amour, qui est Dieu même. Ah ! la grande clarté que ceci : de laisser Dieu seul être et agir dans sa clarté propre ! » (Lettre 1) « Lors donc que Dieu accorde à l’âme bienheureuse la clarté qui lui permet de le contempler en sa divinité, elle le voit dans son éternité, dans sa grandeur, dans sa sagesse, dans sa noblesse, […] Elle le voit comme il est en sa noblesse : éclatant d’essentielle clarté. […] j’ai vu la terre de la clarté et goûté le fruit de béatitude» (Lettre 28)

Noblesse

« Pratiquer la vérité en toute chose pour la gloire du noble amour » (Lettre 1) « Prenez ses intérêts, comme étant vouée pour toujours à son noble service. » (Lettre 2) « Pensez donc d’abord aux nobles vertus. » (Lettre 3) « que la noblesse de son Esprit vous illumine. » (Lettre 5) « Il vous faut en toute noblesse ne refuser aucune peine. […] l’incompréhensible noblesse de Dieu […] il faut que l’âme serve noblement dans l’exil. » (Lettre 6) « la noble méfiance ne sent ni amour ni sécurité » (Lettre 8) « L’Amour est si noble et si libéral que nul avec lui n’est privé du fruit de ses œuvres. » (Lettre 10) « Servir noblement et non pour un salaire, car l’amour est à lui-même satisfaction plénière et parfaite récompense. » (Lettre 12) « Car (la raison) aime Dieu selon sa dignité, et les hommes nobles selon que Dieu les aime. » (Lettre 13) « les saints qui ont mené noble vie » (Lettre 15) « Que Dieu soit avec vous et vous enseigne les voies du noble amour ! […] Vivez noblement dans l’espérance et la confiance intangible. […] Abandonnez-vous filialement à son noble pouvoir. » (Lettre 16) « Établissez-vous sagement et fortement, comme [un chevalier] sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté. […] Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme, noble et parfaite. » (Lettre 18) « si personne n’aimait l’Amour, son Nom resterait purement aimable en sa noble nature. (Lettre 20) « Elle le voit comme il est en sa noblesse : éclatant d’essentielle clarté. […] Dieu est subtilité, noblesse et suavité. » (Lettre 28) « je dois jouir de mon Bien-Aimé, selon la noblesse de mon dépassement, dans l’unité. » (Lettre 29) « Mais rien ne me gagne comme le parfait abandon de la noble confiance. » (Lettre 31)

Fierté

« Or parmi ces pécheurs, il en est d’une nature élevée et fière, mais qui se sont gâtés et corrompus » (Lettre 2) « Si vous voulez rejoindre l’être dans lequel Dieu vous a créée, il vous faut en toute noblesse ne refuser aucune peine ; en toute hardiesse et fierté. […] la véritable charité guide toujours les fières âmes » (Lettre 6) « Le penchant propre de la haine, de la colère selon le monde […] éloigne de nous les fiers désirs. » (Lettre 12) « Le vrai amour n’a nulle matière : point de substance que la pure liberté de Dieu, donnant sans compter et toujours aussi riche, agissant fièrement et croissant en toute noblesse. » (Lettre 19) « Qui veut fièrement accueillir la surabondance divine, doit appartenir aux adolescentes du Cantique et l’aimer avec elles. » (Lettre 22) « C’est grand honneur au contraire, et parfaite courtoisie que de confesser franchement les choses qui font rougir. » (Lettre 24)

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[1] Dom Porion, Lettres d’Hadewijch d’Anvers, Introduction.
[2] Même si la douceur est divine : mot-à-mot : « même si la douceur est Dieu ».