Le bien commun 3)
Cité, communautés, familles
La Cité est la communauté très parfaite. Cette perfection ne signifie pas que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et que nous avons le paradis sur terre, mais simplement que, tandis que les communautés ont, de soi et essentiellement, besoin les unes des autres, et besoin de s’inclure dans une communauté plus vaste pour atteindre leurs biens respectifs, la Cité, quant à elle, contient tous les éléments nécessaires au bien commun. S’il y a quelque déficience elle est accidentelle et vient de la fragilité de toute institution humaine.
De même que les personnes sont parties de communautés, à commencer par la famille, la Cité est à son tour constituée de ces communautés. Tout ce qui est dit des rapports entre personnes et communauté en général vaut pour les communautés inférieures et la Cité. Les communautés sont à la Cité comme les parties au tout, comme la matière à la forme. Leurs biens sont ordonnés au bien commun de la Cité. Les communautés trouvent leur perfection dans la poursuite du bien commun politique en accomplissant leur œuvre propre.
L’unité de la Cité n’est pas une unité physique, comme si les communautés n’étaient que les rouages d’un organisme central, sans vie propre ni bien propre. Elle n’est pas davantage le rassemblement de communautés indépendantes. La ‘Cité’ totalitaire ou socialiste supprime ces communautés et les remplace par les organes de l’État. La ‘Cité’ libérale supprime aussi ces communautés comme des entraves à la liberté. Le résultat de ces deux systèmes opposés est le même : il ne subsiste qu’un rassemblement d’individus soi-disant ‘libres’ et ‘indépendants, en fait déracinés. Le libéralisme en dissout ces communautés. Le socialisme recueille alors cette poussière d’individus en les rassemblant dans ses organes tentaculaires. Le socialisme consiste à enlever aux communautés inférieures leurs pouvoirs et leurs libertés propres, à leur répartir leurs fonctions par le haut. On le voit aujourd’hui par le gonflement des réglementations de toutes sortes et des administrations pléthoriques qui se développent dans les régimes ‘de droite’ et ‘de gauche’. Les citoyens vraiment compétents et au fait de la pratique dans les communautés encore existantes sont supplantés par les fonctionnaires. Les directives et règlement de toute sorte pleuvent sur les communautés et les paralysent.
La famille est la toute première communauté parce qu’elle est la plus proche de la nature. Elle est la communauté qui emprunte le moins aux circonstances économiques, sociales et culturelles. Enracinée dans la nature animale - de par l’opération de génération - elle correspond aux besoins les plus élémentaires et les plus primitifs. Elle est la toute première base à partir de laquelle s’édifient les autres communautés. Le village est une fédération de familles, la commune une fédération de villages et ainsi de suite. Une société dont les principes font éclater la famille évolue nécessairement vers le socialisme le plus absolu, puisqu’il ne peut plus y avoir de communauté. Dans la ‘Cité’ socialiste il n’y a plus de communauté intermédiaire entre l’État et les personnes ; les intermédiaires ne sont que les rouages d’une administration centrale.
Ce primat de la famille, ‘la famille première cellule de la société’, ne signifie pas qu’elle soit au-dessus de la Cité, pas plus que la personne n’est au-dessus de la communauté ; cela signifie qu’elle est première dans l’ordre de la génération, qu’elle est l’élément de base de l’édifice politique. En réaction contre un État socialiste on est souvent amené à prôner le primat de la famille par un contre-sens : la famille au-dessus de la Cité, la Cité au service des familles. La Cité est première dans l’ordre de la nature : c’est la communauté la plus parfaite ; la famille est première selon l’origine. L’État socialiste ou libéral supprime toute communauté inférieure, y compris la famille. Mais il reste vrai que la famille est ordonnée à la Cité comme la partie au tout. Selon cette causalité réciproque le bien de la Cité requiert le bien des familles, et le bien de la famille est de s’ordonner à la Cité.
Primauté du bien commun politique
« La fin des choses naturelles est leur nature. Or la Cité est la fin des communautés sus-dites, dont on a montré qu’elles sont naturelles : il suit que la Cité est naturelle. Que la nature soit la fin des choses naturelles se démontre ainsi. […] Nous appelons nature de chaque chose ce qui lui convient lorsqu’elle est parvenue à sa génération parfaite : la nature de l’homme est ce qu’il a une fois qu’il a été parfaitement engendré ; il en est de même du cheval, et de la famille : on entendra alors par naturel de la famille sa forme. Or la disposition en laquelle est une chose ayant été parfaitement engendrée, est la fin de tout ce qui précédait sa génération : donc ce qui est la fin des principes naturels à partir desquels quelque chose est engendré est sa nature. Ainsi, la Cité étant engendrée à partir des communautés sus-dites, lesquelles sont naturelles, est aussi naturelle.
Il y a une deuxième raison. […] La fin est ce qui est meilleur en chaque chose, et ce en vue de quoi quelque chose se fait ; or avoir ce qui est suffisant est meilleur ; donc la suffisance a raison de fin. Or la Cité est la communauté auto-suffisante ; elle est donc la fin des communautés sus-dites. » (Politica, I, lectio 1, n32-33)
Ce qui est dit de la famille vaut analogiquement des autres communautés. À leur sujet on parlera de libertés, au pluriel, autant de communautés, autant de libertés : liberté des membres dans la communauté, liberté de la communauté dans la Cité. Ces communautés ne sont pas libres par rapport au bien commun ; elles jouissent de leur liberté propre en fonction de ce bien commun. L’autorité de la Cité non seulement protège mais finalise ces libertés. Elle les oriente vers l’unité de la Cité et le bien commun, elle ne les absorbe pas. Selon le ‘principe de subsidiarité’, l’État, ou une communauté supérieure, n’intervient dans la vie d’une communauté inférieure que pour suppléer aux déficiences de celle-ci. (cf. Pie XI, Quadragesimo anno, Paix intérieure des nations, Collection des enseignements pontificaux, Solesmes, n.638-640) Le bien de la communauté est de coopérer au bien commun. L’autorité politique ‘augmente’ les libertés des communautés en exerçant sa fonction de protection, d’ordonnance et d’unité. Le but de l’autorité politique est d’assurer cette unité du Corps social composé de communautés. L’action politique, à tous les niveaux, consiste à travailler à cette unité. L’amitié politique est l’objet premier de toute action politique.
« La cité est première selon la nature par rapport à la famille et l’homme individuel. La raison est la suivante. Le tout est premier par rapport à la partie, selon l’ordre de la nature et de la perfection.[…] Car si l’homme en tant que substance est détruit, le pied ne demeure plus, ni la main, si ce n’est de manière équivoque, au sens où on pourrait appeler une pierre main. Et ceci parce que une telle partie est corrompue si le tout est corrompu. [Si l’homme meurt, la main est corrompue et ce qu’il en reste ne peut être appelé main que de manière équivoque.] Or ce qui est corrompu ne conserve pas sa nature, d’où il tient sa définition. Il est donc évident que l’essence signifiée par le nom ne demeure plus, lequel est alors attribué de manière équivoque. Et que la partie soit corrompue si le tout est corrompu on peut le montrer par le fait que toute partie est définie par son opération, et par sa vertu opérative. Le pied est défini comme organe de la marche. En conséquence, du fait qu’il n’est plus apte à cette fonction, il n’est plus le même spécifiquement ; ce qui reste du pied dans un cadavre est dit pied de manière équivoque. Il en est de même autres parties de ce genre, que nous appelons parties matérielles : dans la définition de ces parties on doit placer du tout, comme dans la définition du demi-cercle on place la notion du cercle dans la définition de pied on doit placer la notion d’homme ; si l’homme n’existe plus, il n’y a plus de pied au sens propre. Tout ce raisonnement centré sur l’exemple du pied et de l’homme manifeste la priorité universelle du tout sur la partie, en tant que telle […]
Il est donc évident que le tout est naturellement premier par rapport aux parties, bien que les parties soient premières dans l’ordre de la génération. Or chacun des hommes est à la Cité tout entière comme les parties de l’homme sont à l’homme tout entier. Car, de même que la main ou le pied ne peuvent être sans l’homme, ainsi l’homme individuel ne peut de soi se suffire pour vivre séparé de la Cité. [Selon l’existence physique la Cité n’est qu’une activité de l’homme ; l’homme est physiquement premier ; mais moralement, politiquement, selon la vie humaine, l’homme individuel est partie de la cité et donc inférieur à elle, car il ne peut vivre humainement séparé de la Cité.] S’il arrive cependant qu’un homme ne puisse communiquer avec la société politique de par sa perversité, il est alors pire qu’un homme et comme une bête. Si par contre il n’a besoin en rien de la Cité comme se suffisant à lui-même, et en conséquence n’est pas partie de la Cité, alors il est meilleur qu’un homme. Il est comme un Dieu. Il suit donc des prémisses que la Cité est première selon la nature par rapport à l’homme individuel. » (ARISTOTE, Politica Commentaire de Saint Thomas I, lectio 1, n38-39)
Cette vérité est maintes fois répétée par Saint Thomas, par exemple dans la Somme Théologique I-II,90,a2 ; II-II,61,a1,ad2. Et saint Augustin ne dit pas autre chose :
« Ainsi il est vrai que les Romains ont immolé leurs intérêts particuliers à l’intérêt commun, c’est-à-dire à la chose publique, qu’ils ont surmonté la cupidité, préférant accroître le trésor de L’État que leur propre trésor, qu’ils ont porté dans les conseils de la patrie une âme libre, soumise aux lois, affranchie du joug des vices et des passions; et toutes ces vertus étaient pour eux le droit chemin pour aller à l’honneur, au pouvoir, à la gloire. Or, ils ont été honorés parmi presque toutes les nations ; ils ont imposé leur pouvoir à un très-grand nombre, et dans tout l’univers, les poètes et les historiens ont célébré leur gloire. »
(La Cité de Dieu, V,15 = PL 41,160)
Saint Augustin enseignant, Benozzo Gozzoli. |
« Prétendre que la société est ordonnée au bien de la personne - de la personne au sens temporel du mot, c'est entendu - est une assertion proprement révolutionnaire (...) La nature sociale de l'homme offensée se venge de la rupture de ses artères vitales en l'enserrant dans les chaînes de son produit de remplacement et de sa caricature: le socialisme. »(MARCEL DE CORTE, Crise de la société et crise de l’Église, L’Ordre Français n.239, mars 1980, p11)
« La personne humaine n’a aucune existence réelle dans la vie humaine, prise comme telle, au plan de la nature. »(MARCEL DE CORTE, Les droits de l’homme, p.6 dans L’Ordre français.