Le bien commun 1)
Notion de bien commun
Cette notion était tellement évidente que saint Thomas ne l’explique pas. Aujourd’hui une explication est indispensable.
La nature physique peut nous en donner une idée. La multitude des êtres vivants, animaux et végétaux, ainsi que les substances organiques et minérales, auxquelles s’ajoutent l’eau, l’air et la lumière, constituent tout un ensemble pour une région donnée. Si l’équilibre de cet ensemble vient à être rompu par la disparition de certains êtres ou la prolifération d’autres, c’est la ruine et le désert, la mort pour tous. L’homme peut beaucoup pour entretenir ou ruiner cette harmonie de la nature ou bien commun physique.
Toute communauté est constituée en vue d’une action commune. Or toute action a un objet, un but immédiat. C’est ce qui définit l’action, comme le but à atteindre définit le voyage, la progéniture l’activité génératrice, l’œuvre l’opération de l’artisan. C’est cet objet de l’opération commune qui est le bien commun de la communauté.
Une communauté d’ordre artistique ou industriel a un effet, un produit extérieur et matériel. La fin de cette communauté est visible et palpable. Le but de l’action du médecin lui est extérieur : il se situe dans le malade qu’il soigne ; la médecine est dans l’ordre du faire ; une société de médecins a un but extérieur, la santé des malades. Mais agir et contempler sont des opérations dites ‘immanentes’ : elles ne produisent immédiatement rien de matériel ; elles visent leur propre achèvement. Le but de l’activité contemplative se trouve en elle-même. L’écriture des livres n’est qu’un résultat partiel de l’activité contemplative. L’agir se situe entre le faire et le contempler. Il y a bien quelque chose de visible, mais c’est intérieur à la vie humaine, ce ne sont pas des objets fabriqués.
La difficulté de concevoir le bien commun d’une communauté politique est que ce bien commun n’est pas visible comme la production d’un atelier ; alors les hommes peuvent l’ignorer, en être inconscients. Ce bien commun n’est pas constitué - bien qu’il soit conditionné par elles - par les choses matérielles utilisées en commun, comme les voies de communication, les instruments et les lieux. Le bien commun est au-delà, puisqu’il est dans l’ordre de l’action ou de la contemplation. Une chose matérielle possédée, de soi, ne finalise pas ; elle est un instrument pour l’action ou la contemplation ; de soi elle n’est pas commune : se servir d’un objet matériel, même commun, c’est exclure les autres de l’utilisation, dans la mesure où on l’utilise ; deux automobiles ne peuvent pas se trouver au même lieu de la route. Il peut y avoir des choses matérielles communes ; elles concourent au bien commun ; elles ne constituent pas le bien commun.
Il est au contraire des biens qui sont communs de soi, qui ne peuvent pas ne pas être communs et ils ne sont pas matériels (sans être pour autant religieux ou surnaturels !). Ce sont par exemple la concorde, les amitiés, un patrimoine intellectuel, spirituel, historique.
On dira qu’il y a là des choses matérielles, des monuments et des œuvres d’art, un territoire même. Mais toutes ces choses ne sont communes et ne se rapportent à un bien commun que comme support de contemplation et d’action. C’est bien l’action ou la contemplation qui constituent le bien commun, le but ultime. Ce qui est d’ordre moral et contemplatif est essentiellement commun. Voilà pourquoi une société finalisée par le seul bien être matériel ne pourra pas avoir d’unité stable. Elle n’est stable que dans la mesure où chacun y ‘retrouvera son compte’ pour lui seul. D’où les jalousies et les dissensions.
Toute la politique de l’Antiquité et de la Chrétienté est centrée sur cette notion fondamentale de bien commun. Comme toute communauté la Cité aura un bien commun. C’est le bien commun de la Cité que l’on appelle bien commun politique, ou bien commun, sans précision.
L’homme étant naturellement social, le bonheur qui est la fin de l’homme, est donc essentiellement social et communautaire.
C’est dans la mesure où chacun s’investit dans l’opération commune que celle-ci est parfaite et devient le bonheur de chacun. Celui qui ne ‘joue pas le jeu’ nuit à son propre bonheur comme à celui des autres. Si la société actuelle devient invivable sous tous les rapports c’est que chacun cherche un bonheur individuel, contraint par la force ou une nécessité matérielle à une vie sociale dont il ne veut pas.