L'autorité
Dans un être vivant, dont l’unité est physique, la forme et la matière s’appellent mutuellement et il n’y a pas d’autre principe d’unité d’être. Autrement dit, c’est la nature même du végétal qui ‘fait’ l’unité des parties, car ces parties ne sont rien d’autre que des parties du végétal. L’homme, au contraire, doué d’intelligence et de liberté, a une vie autonome. L’instinct naturel à la vie sociale n’est qu’une tendance indéterminée qui ne suffit pas à assurer la cohésion de la communauté. Chacun, par un acte libre - et non pas par un instinct naturel comme les cellules végétales ou encore les animaux sociaux, tels les abeilles - s’insère dans la communauté et coopère à l’action commune. Ce peut être plus ou moins conscient, par éducation, par habitude ou ‘pesanteur’ sociale : ‘on a toujours fait ainsi’.
Mais l’homme peut aussi se demander pourquoi il fait partie de cette communauté et la remettre en cause ; il peut s’en détacher, sinon de corps, du moins d’esprit, et cesser de coopérer à l’action commune.
Le désir du bien poursuivi en commun sera-t-il assez puissant ?
La force interne de l’amitié est-elle suffisante pour maintenir l’unité de la communauté ?
Cette amitié, qui peut se situer à divers niveaux - civilisation, jouissance, utilité - est-elle suffisante pour se maintenir à elle seule et donner l’impulsion vers l’œuvre commune ?
Chacun coopère-t-il spontanément à l’œuvre commune, connaissant d’instinct la tâche qu’il doit accomplir ?
L’expérience montre que non. Il faut un principe de cohésion externe aux individus, une direction qui oriente leurs actions et les insère dans l’opération commune. Les volontés dispersées demeurent inefficaces, voire rebelles, sans un principe qui les meuve vers l’œuvre commune et les maintienne dans l’unité. C’est vrai pour une famille, comme pour une équipe de sport ou une entreprise.
Une communauté est un être moral ; elle requiert, outre la cause efficiente fondatrice initiale, comme tout être physique, un principe efficient interne qui agit sur les parties - les personnes - pour les faire concourir à l’unité et au bien commun. C’est ce principe que l’on appelle autorité.
Ce principe tient de la cause efficiente, puisqu’il agit de l’extérieur sur les volontés des hommes ; mais il n’est pas une cause efficiente physique - à moins qu’il ne s’agisse d’une communauté de bagnards ! - car il agit sur des hommes libres, non par contrainte physique, mais par action morale. L’autorité présente aux volontés libres des objets à vouloir, des actions à accomplir, en vue de l’unité et de l’œuvre commune. De plus ce principe est interne à la société, alors qu’une cause efficiente physique (le soleil qui chauffe la terre et fait germer et croître les plantes) est externe. En fait il n’y a rien d’analogue à l’autorité dans le domaine physique : la communauté humaine est un être moral ; nous n’y trouvons pas les causes au même sens que dans les être physiques. Des questions surgissent alors : qui doit détenir cette autorité ? Quel est son mode d’action sur les volontés ou quel ‘pouvoir’ a-t-elle sur des êtres libres ? Si les hommes n’acceptent pas spontanément ces objectifs, quelle force les contraindra ? Se pose alors la question de l’obéissance, des punitions, des récompenses, des contraintes éventuelles. Il apparaît au simple bon sens que la seule spontanéité des volontés ne peut suffire à maintenir l’unité.
Autorité vient de augere, augmenter. En tant qu’elles sont membres de la communauté les personnes trouvent leur perfection dans la poursuite du bien commun. Loin donc d’être un organe répressif l’autorité est au contraire principe de perfection, d’‘augmentation’ des personnes. Le commandement est un attribut de l’autorité ; il n’en constitue pas l’essence. Le père de famille éduque ses enfants. Le chef d’entreprise forme ses collaborateurs en vue du bien de l’entreprise. Le général forme ses soldats et les commande en vue de la victoire. Une fausse autorité, tyrannique, ne visera pas le bien commun mais seulement son profit personnel, se servant des membres de la communauté comme de ses instruments, comme de ses esclaves ; par là il ruinera la communauté. L’autorité qui vise le bien commun ne peut pas ne pas perfectionner ses subordonnés, ne pas ne pas les faire participer au bien commun. L’autorité n’instaure donc pas un rapport de conflit. Il n’y a pas à concilier autorité et personne comme si les buts étaient opposés.
On dira que dans la réalité, il en est autrement et que bien souvent les autorités agissent contrairement au bien commun et au bien des personnes. C’est que ni les supérieurs ni les sujets n’ont compris ce qu’étaient l’autorité et le bien commun. C’est le grand problème de la société moderne.
La faille de la société moderne est une fausse conception de la liberté. Le libre arbitre est un pouvoir, une puissance, qui se détermine elle-même en vue d’un bien à posséder ou à exercer. Le libre arbitre ne détermine pas ce qui est bien pour la nature humaine et pour le bonheur. Il choisit entre les biens qui conviennent à sa nature et à ce bonheur ; ni l’indétermination ni le mauvais choix ne sont des perfections du libre-arbitre. Ce dernier est plus puissant, plus parfait, plus libre, de par la connaissance des principes du bonheur et de par les dispositions et les vertus morales qui mettent l’esprit hors de la domination des impulsions irrationnelles.
La vie commune offre à la personne, non pas une restriction, mais un nouveau champ d’action au-delà de la vie personnelle : un agir et un bien commun. Étant présupposé que la personne est membre de la communauté - elle peut devenir par un choix libre membre de la communauté ; mais elle peut l’être aussi sans l’avoir désiré - la personne n’est pas libre à l’égard du bien commun. Son propre bien et celui de la communauté requièrent sa coopération au bien commun. En lui imposant cette coopération, en lui offrant les moyens de s’y réaliser, en lui proposant des choix, mais seulement les choix conformes au bien commun, en l’éduquant par l’enseignement et la pratique, l’autorité n’écrase pas la personne et sa liberté ; elle lui confère au contraire un autre type de liberté. Elle lui donne les moyens d’accomplir des actes que, livrée à elle-même, elle n’aurait pas pu accomplir. L’autorité, bien loin de brimer la liberté, la perfectionne et l’augmente. Le refus de l’autorité, la recherche de l’indépendance absolue, privent la personne du perfectionnement et même tout simplement de la liberté que lui conférait la vie communautaire.
« Une liberté ne doit être réputée légitime qu’en tant qu’elle accroît notre faculté pour le bien. »
(Léon XIII, dans Libertas, Paix Intérieure des Nations, n229, Éditions de l’abbaye de Solesmes)
La personne se perfectionne en se soumettant à l’autorité.
Nous retrouvons l’adage scolastique :
« perfectio inferioris est submitti superiori »,
la perfection de l’inférieur est dans la soumission au supérieur.
(De Veritate, 14, a3, ad8. Summa Theologica II-II, 85, a1. Metaphysica, I, lectio 1, n.4)
La société moderne éclate du fait que, autorités comme subordonnés, tous ne cherchent que leur profit personnel. La solution n’est pas de transférer le pouvoir vers l’un ou vers l’autre mais de restaurer le vrai sens de l’autorité.