La science politique : une science pratique



La philosophie spéculative considère la nature humaine, simple et universelle. Ses conclusions sont certaines, absolument et universellement. ‘L’âme humaine est immortelle’ : ceci est vrai et sera toujours vrai de tous les hommes sans exception.

La prudence, en particulier la prudence politique, porte sur des actions particulières et contingentes, ici et maintenant, par exemple : convient-il d’autoriser ou d’interdire tel médicament ?

La science pratique se situe entre les deux. Ses grands principes ressortent de la philosophie spéculative et en ont la certitude - par exemple : la primauté du bien commun. Mais ces principes ne suffisent pas à donner des règles d’action. Les conclusions de la science morale et politique sont vraies « la plupart du temps ». Par exemple : la propriété privée peut souffrir des exceptions.
« Il ne faut pas exiger 'une certitude identique en toutes choses' », dit Aristote. 
Par conséquent, dans les choses contingentes, telles que les réalités naturelles ou les activités humaines, il suffit d'une certitude telle qu'on atteigne le vrai dans la plupart des cas, malgré quelques exceptions possibles [1].





Il faudra garder cela présent à l’esprit dans toute la lecture du De Regno. Attribuer aux conclusions de la politique de saint Thomas la certitude absolue des sciences spéculatives, c’est en faire une idéologie univoque, étrangère à la pensée du saint docteur, comme on peut s’en rendre compte par le texte suivant :
« La manière de manifester la vérité dans une science quelconque doit être adaptée à la matière de cette science. En effet, on ne peut obtenir ni rechercher la certitude de la même manière dans toutes les œuvres de la raison. Il en est ainsi dans la fabrication des objets : on ne travaille pas de la même manière pour tous ; chaque artisan opère de manière différente et convenable selon la matière qu’il travaille : on ne travaille pas la cire comme la terre, ou le fer. Or, la matière de la philosophie morale est telle qu’une certitude parfaite ne saurait lui convenir. Aristote le montre par deux genres de choses qui se rapportent à la morale.

Premièrement et principalement ce sont les œuvres vertueuses qui se rapportent à la morale ; Aristote les appelle ici œuvres ‘justes’ et c’est à elles que s’applique principalement la science politique. Or, quant à ces œuvres, loin d’avoir une certitude, les hommes en jugent très diversement, et les erreurs sont nombreuses en cette matière. Ce qui est juste et honnête pour les uns est tenu par les autres injuste et malhonnête, selon la différence des époques, des lieux et des personnes. Car ce qui est réputé vicieux à une époque ou dans un pays donné, ne l’est pas à une autre époque ou dans un autre pays. De là certains ont conclu qu’il n’y avait rien de naturellement juste ou honnête, mais que cela ne dépendait que de la législation positive ; nous en traiterons plus loin.

Deuxièmement, se rapportent aussi à la philosophie morale les biens extérieurs, dont l’homme se sert pour atteindre sa fin ; et quant à ces biens il y a aussi la même erreur, car les hommes ne se conduisent pas de la même manière en tout. Ce qui aide les uns apporte du détriment aux autres. Beaucoup ont péri à cause de leurs richesses, tués par les bandits. D’autres ont péri de par leur force corporelle, s’étant exposés au danger avec témérité. Il est donc manifeste que la matière de la philosophie morale est variée et multiforme, et qu’elle exclut toute certitude univoque.

Or, dans tout raisonnement, comme l’enseigne la logique, les principes doivent être conformes aux conclusions ; c’est pourquoi, il est désirable et souhaitable que ceux qui traitent de matières si variables et raisonnent à partir d’elles, manifestent la vérité d’abord de manière grossière, à savoir en appliquant les principes universels et simples aux réalités singulières et composées, dans lesquelles se trouvent les actes humains. Toute science pratique procède de manière ‘composée’ [elle aboutit à des conclusions sur des choses concrètes, composées et particulières, car l’acte humain est posé par des personnes individuelles en des circonstances données particulières], tandis que la science spéculative procède manière ‘résolutoire’, en résolvant les choses composées en principes simples [elle procède par analyse et aboutit à des conclusions simples sur des principes universels]. Enfin, il faut montrer la vérité de manière figurative, à savoir par vraisemblance [ou probabilité] ; et c’est ainsi que cette science morale procède de ses propres principes. Car la science morale porte sur les actes volontaires : or le motif de la volonté n’est pas le bien purement et simplement, mais le bien apparent. [On agit en vue du bien tel qu’on le conçoit, tel qu’il apparaît, pas forcément tel qu’il est.]

Il y enfin une troisième différence de la matière de la philosophie morale. On doit y traiter de ce qui arrive le plus souvent, c’est-à-dire des actes volontaires, que la volonté produit, non par nécessité [comme dans les êtres naturels comme les minéraux, les plantes et les animaux, réglés par des lois et des instincts nécessaires], mais au contraire inclinée tantôt d’un côté tantôt d’un autre. Il nous faut procéder de même, afin que les principes soient conformes aux conclusions, [à savoir, sans chercher de nécessité absolue]. »

(Saint Thomas d'Aquin, Commentaire sur l’Éthique, I, lectio 3, n32-35)



Autrement dit, la liberté humaine interdit de considérer la science politique et morale comme une science spéculative.
La philosophie morale et politique sera une science à moindre titre que les mathématiques ou la métaphysique.

Saint Thomas, suivant Aristote, répète la même chose plus loin dans son commentaire, pour conclure que le jugement des actes individuels est laissé à la prudence de chacun, car les singuliers ne sont pas objets de science.


« Bien que notre exposé se maintienne dans l’incertitude, et ne puisse aboutir au singulier, nous devons cependant tenter d’apporter quelque aide aux hommes en ce domaine moral afin qu’ils puissent se diriger dans leurs actes. » [2]

On fera davantage appel à l’induction, aux coutumes, à l’Histoire, qu’à la démonstration déductive. Ce sera tout le contraire d’une idéologie. La philosophie morale est une science inductive, fondée sur les coutumes et habitudes humaines. [3]



[1] Summa Theologica, I-II 96 a1, ad3. Cf. Timothée Richard, Études de théologie morale, II, Desclée de Brouwer, 1933.

[2] Saint Thomas d'Aquin, Commentaire sur l’Éthique II, lectio 2, n258-259. Cf. Lachance, Le concept de droit selon Aristote et Saint Thomas d’Aquin, Introduction §1, pp 16-23 ; 321-322.

[3] Commentaire sur l’Éthique I, lectio 11, n137. Cf. Lachance, La conception du droit selon Aristote et S.Thomas d'Aquin, Introduction §1, pp. 16-23; pp. 321-322.