La distinction des régimes politiques

 

 

Principes


La communauté politique est matériellement constituée par les citoyens, formellement par les rapports institutionnels des citoyens entre eux et avec l’autorité qui les gouverne. 
Qui exerce cette autorité ? 
Comment est-elle désignée ? 
Les réponses à ces questions déterminent la nature du régime politique. Ce qui spécifie une société c’est l’ordre - on dirait aujourd’hui ‘la structure’ - des magistratures ou des autorités gouvernantes.

« De même que le régime politique est spécifiquement défini par le mode de l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire par l’ordre de ceux qui y exercent le pouvoir, il suit que les régimes politiques se distinguent par la diversité de ceux qui y exercent le pouvoir. »
(Saint Thomas, Politica. III, lectio 6, n392).
Autrement dit le 'prince' - princeps : nom générique signifiant ceux qui exercent l’autorité suprême - et les diverses autorités subalternes ont les uns avec les autres, et avec les citoyens, des rapports définis et institutionnels. 
C’est la structure de ces rapports - l’ordre - qui définit le régime politique. 

Suivant la tradition antique, saint Thomas distingue six catégories, selon qu’ils sont justes ou injustes d’une part, selon que le pouvoir est exercé par un seul, un petit nombre ou un grand nombre de citoyens, d’autre part.


Cette classification est bien évidemment schématique, mais toujours actuelle. 
Du pouvoir politique exercé par un seul, Saint Thomas ne dit pas qu’il doive nécessairement être héréditaire, ni même perpétuel. Nous connaissons aujourd’hui de nombreux régimes politiques dit ‘présidentiels’ où le pouvoir est plus ou moins concentré dans les mains d’une seule personne. 
Les régimes dits parlementaires mettent le pouvoir dans les mains d’un nombre relativement petit de représentants. 
Il est plus rare de rencontrer des régimes où la totalité du peuple - ou un grande partie de celui-ci - ait vraiment pouvoir de décision. Quand le peuple désigne ses gouvernants et représentants, la base est populaire, mais le pouvoir est bel et bien concentré en quelques personnes.
Les trois formes de régime ici proposées ne sont pas à transposer de manière simpliste dans les systèmes modernes qui nous connaissons. La monarchie, au sens où l’entend Saint Thomas n’est pas à identifier avec celle de Louis XIV, que ce mot évoque la plupart du temps, encore moins avec les dictatures modernes, ni avec les monarchies parlementaires.

Les deux démocraties


Saint Thomas distingue ici deux formes de régimes populaires : ce qu’il appelle avec Aristote la policie (pouvoir exercé par un grand nombre de citoyens, par exemple l’armée), et la démocratie

Cette dernière est la « domination du peuple ; c’est le cas lorsque, de par la puissance que le nombre lui confère, la populace opprime les riches ; l’ensemble du peuple devient alors comme un seul tyran ». 

La première est « exercée par un grand nombre de citoyens […]; c’est le cas lorsque l'armée exerce le pouvoir dans la cité ou la province ». 

Quelle est la différence ? 

La policie repose sur les corps sociaux ; elle n’est pas égalitaire mais conforme à la hiérarchie sociale et aux compétences. La démocratie au sens propre est égalitaire et ignore les corps sociaux et les hiérarchies. 
Une citation de S. Augustin dans le traité de la loi de la Somme Théologique est éclairante :
« Si le peuple est bien policé, sérieux et gardien très vigilant de l'intérêt public, il est juste de porter une loi qui permette à un tel peuple de se donner à lui-même des magistrats qui administrent l'État. Toutefois si, devenu peu à peu dépravé, ce peuple vend son suffrage et confie le gouvernement à des hommes infâmes et scélérats, il est juste qu'on lui enlève la faculté de conférer les honneurs publics et qu'on revienne à la décision prise par un petit nombre de bons citoyens. » (Summa Theologica, I-II,97,a1)

 

Application


On est naturellement conduit à se demander comment cette distinction en deux fois trois formes de gouvernement trouve son application aujourd’hui. Sans doute reconnaîtra-t-on sans peine la tyrannie dans certaines dictatures ou régimes présidentiels dans lesquels le président est régulièrement réélu par des procédés de propagande mensongère. Mais, par delà les différences accidentelles, on retrouve presque partout dans le monde le même schéma constitutionnel : un président élu, à pouvoir exécutif étendu, une ou deux assemblées élues ayant pouvoir législatif et contrôlant plus ou moins étroitement le pouvoir exécutif, le prétendu pouvoir judiciaire n’étant qu’un simple instrument du pouvoir exécutif. On serait alors tenté de se réjouir de l’établissement quasi universel de constitutions mixtes, monarchiques parce que présidentielles, aristocratiques de par le pouvoir des assemblées, ‘démocratiques’ du fait que ces dernières sont élues, ainsi que le président.

Mais c’est regarder les choses de manière superficielle. Dans les régimes actuels le pouvoir du peuple ne consiste qu’à élire les parlementaires et le président. Or ces élections reposent sur une division du peuple en circonscriptions administratives sans rapport avec de véritables communautés sociales, sans qu’il y ait la moindre hiérarchie dans le peuple. 

La démocratie égalitaire ignore la hiérarchie sociale et, partant, la constitution réelle du corps social.





Dans les élections locales, les citoyens connaissent les problèmes qui les touchent de près et sont à même d’apprécier la compétence et la probité des candidats, ainsi que de la pertinence de leur politique et de leur programme. Au contraire, dans les élections générales, les questions abordées lors des campagnes électorales et le jugement à porter sur les hommes politiques sont bien au-delà des compétences de la plupart des électeurs, sur lesquels pèsent les propagandes, les publicités et l’habileté démagogique. Les élus représentent des parties du territoire sans véritable unité politique. Ils ne peuvent être élus et réélus qu’en étant liés aux partis politiques et aux divers groupes de pression économiques et idéologiques. Les partis politiques eux-mêmes ne sont pas des corps sociaux constituant la vie politique, mais des groupements dont l’unité repose sur l’idéologie et l’intérêt, surtout l’intérêt ; ce qui explique les fréquentes ‘ouvertures’, ‘cohabitations’ et transferts d’un parti à un autre. Les oppositions d’apparence masquent l’unité foncière de cette oligarchie. L’administration centrale de l’État et les administrations internationales (notamment UE, OMC, UNESCO) sont tout puissantes et imposent leurs réglementations et leurs normes sans que les citoyens de base aient le moindre mot à dire, et ceci jusqu’aux moindres détails de leur vie familiale - habitation, éducation, enseignement - et artisanale (normes, quotas, réglementations diverses). 

Derrière la façade des débats parlementaires c’est une oligarchie de financiers et de fonctionnaires qui gouverne de manière plus ou moins occulte. Ce système est exactement le contraire de celui que prône Saint Thomas : une monarchie tempérée d’aristocratie et de policie (ou démocratie au sens ancien) ; nous sommes en présence d’une tyrannie tempérée d’oligarchie et de démocratie (au sens moderne).