L'amitié

L’amitié est très importante en politique.
Elle est le ciment de la société civile et le premier objet de la sollicitude du Prince.

Une société fondée sur des rapports de force et d’intérêts ne peut subsister.

Les activités humaines susceptibles de constituer notre bonheur terrestre sont communes ; la communication y est un aspect essentiel. Le bonheur présuppose donc que l’on consente à cette communication et que l’on s’y investisse. Cette disposition d’esprit a un nom : c’est l’amitié.

En fait, dans l’acception ancienne de ce terme il n’y a pas une amitié, mais des amitiés. Chaque fois qu’il y a une œuvre commune, une communication consentie, assimilée, à laquelle l’esprit est disposé de manière stable, il y a amitié. Chaque homme est ainsi inséré dans un réseau d’amitiés les plus diverses : amitiés conjugale, familiale, professionnelles, politiques, culturelles, utilitaires enfin. Ces amitiés sont plus ou moins dignes, plus ou moins stables, superficielles ou profondes, pures ou intéressées.



Le bonheur présuppose la stabilité des amitiés. La vie d’un homme est pour longtemps brisée lorsque le lien de l’amitié est rompu. On le voit particulièrement aujourd’hui avec le drame du divorce qui cause aux deux conjoints un traumatisme durable, et dont les enfants gardent toujours des séquelles.

La société où les amitiés sont instables, voire n’existent plus, devient un enfer.

L’amitié est nécessaire à la vie humaine, coexstensive à la vie humaine et au bonheur. Elle est souverainement nécessaire à la vie humaine. Les philosophes de l’Antiquité ont célébré l’amitié, en particulier Cicéron, qui l’a définie :

Rerum humanarum et divinarum,
cum benevolentia et charitate consensio.
« unité de sentiments dans les choses divines et humaines,
avec bienveillance et amour. »


L’amitié est un amour, mais pas n’importe quel amour.
On n’aime pas un ami comme une automobile. Tout le monde peut saisir cette distinction entre l’amour de concupiscence (aimer une chose pour en jouir soi-même, amour possessif)
et l’amour d’amitié (aimer quelqu’un pour lui-même, amour oblatif).
La langue anglaise, du reste, distingue like et love.

L’amour d’amitié se définit par deux objets : la personne que l’on aime et le bien qu’on veut pour elle, que ce soit le bonheur en général ou un bien spécial.

Le terme d’amitié ne signifie donc pas n’importe quel amour, mais : vouloir le bien pour autrui.
L’amitié est une communion dans un bien, que l’on veut pour l’ami et, en conséquence, pour soi-même, dans la mesure où l’on se veut uni à l’ami, considérant son bien comme le sien. Ce bien voulu pour l’ami pouvant être lui-même honnête (bon en soi), délectable (instrument de jouissance) ou utile, l’amitié se distinguera en amitié honnête (ou noble), délectable ou utile.
Si l’amitié dans toute sa perfection est une amitié honnête, il y a aussi des amitiés moins ‘pures’ et qui comportent une certaine recherche de bien proprement pour soi-même, un certain égoïsme.
L’amitié est aussi vaste que le ‘bien’ en général. L’amitié peut être fondée sur la communication dans la jouissance ou dans des intérêts individuels. On veut pour autrui et aussi pour soi-même, et d’abord pour soi-même.


L’amitié implique donc une communication dans un bien, un bien communiqué.
La communication de l’amitié est diverse selon les biens : communiquer dans une œuvre de littérature, un bon repas, une activité commerciale, ce n’est pas la même chose. La beauté des vers ne s’échange pas comme des dollars et des marchandises. Le terme communiquer est lui aussi analogique.
Il reste vrai que
« toute amitié consiste dans une communication. »[1]
Précisons aussi qu’un seul acte de communication, un seul échange, ne suffit pas à constituer l’amitié.
Celle-ci étant une disposition d’âme, elle requiert une certaine stabilité.

La réciprocité, aussi, est essentielle à l’amitié.
Chaque ami cause formellement comme objet d’amour l’amitié de l’autre. Les amis sont causes l’un vers l’autre.

L’amitié, enfin, est connue comme telle par les deux parties.
D’où la définition donnée par Aristote :
« Par l’amitié on se veut du bien réciproquement, sans l’ignorer,
et ceci pour un bien en soi (un bien honnête), délectable ou utile. »[2]


Le monde actuel nous offre le triste spectacle de la dégradation des amitiés au niveau de l’utile et de la jouissance. Les époux s’unissent pour jouir de la beauté de leurs corps, les entreprises sont finalisées par le seul produit financier, la politique n’a d’autre but que les conditions matérielles de la liberté de jouissance effrénée, le profit des clans et des partis. De telles amitiés sont forcément instables et entraînent l’instabilité sociale. D’où la ruine et la pulvérisation de la société à tous les niveaux.



[1]Aristote, Ethica, dans le commentaire de saint Thomas, VIII, lectio 9, n1657
[2]Aristote, Ethica, dans le commentaire de saint Thomas, VIII, lectio 2, n1561