Le bien commun 2)

Bien commun et bien particulier


Physiquement la personne humaine vit en elle-même et sur elle-même. Elle est un être physique autonome comme tous les animaux. Mais dans l’ordre de la vie humaine (c’est-à-dire la vie qui émane de l’intelligence et de la volonté) elle est insérée dans tout un ensemble, dans tout un réseau de communautés. Considérée comme vivant en communautés la personne se tient comme la partie au tout. Elle est essentiellement inachevée dans l’ordre de la vie humaine. 

Si l’on considère le tout comme une simple addition ou juxtaposition de parties, comme la totalité d’un tas de pierres, alors les individus sont absolus ; leur unité est matérielle. Ce type de rassemblement ne forme pas une communauté ; les individus sont comme les spectateurs dans une salle de cinéma. Ce type de société, que propose le libéralisme, n’a pas d’unité : rien n’est au-dessus des libertés personnelles. La société n’est que le lieu de rassemblement et de protection des personnes.
A l’inverse on peut concevoir la totalité comme la seule réalité existante ou digne d’intérêt, comme une forme absolue, un archétype qui s’impose aux parties indépendamment de leurs dispositions, de leurs désirs, de leurs aspirations. Les parties ne sont alors que des instruments que l’on doit au besoin contraindre de se plier à l’unité. La personne est absorbée dans la collectivité. On tombe alors dans le totalitarisme.



Notre esprit simplificateur et mathématisé tend à considérer les parties séparément comme des réalités absolues : d’une part des parties séparées, d’autre part une structure ou une forme. Le problème politique consiste alors à faire intégrer ces parties dans la structure politique. On oscillera entre l’indépendance des parties et la dictature de la forme, les défenses des intérêts particuliers et le bien collectif ; et on essaiera de trouver un juste milieu.
Si au contraire on comprend que les parties et le tout sont comme matière et forme, causes réciproques l’un de l’autre, essentiellement relatifs l’un à l’autre, il n’y a plus cette contradiction. Les parties sont parties par le tout, le tout est tout par les parties. Les parties, comme telles, n’ont d’existence que dans le tout ; elles sont déterminées, informées par le tout. Le tout est fondé sur les parties ; il n’existe pas en dehors des parties ; il présuppose et inclut la disposition des parties. Les parties sont au tout comme la matière à la forme. Ce principe, valable pour toutes sortes de réalités, physiques ou morales, naturelles ou artificielles, signifie, dans l’ordre politique, que les personnes, en tant qu’elles sont membres d’une communauté, et seulement sous ce rapport, sont disposées et ordonnées par la communauté et dans la communauté. Leur perfection, sous ce rapport, consiste à concourir et à s’unir dans la forme de la communauté. Inversement, la communauté résulte des personnes ; elle n’est rien sans elles ; elle ne peut être préconçue et s’imposer de l’extérieur ; elle est définie par l’ordre de ces personnes. Elle ne peut être conçue comme une chose absolue - une substance - qui serait à côté et éventuellement contre les personnes.

Une société conçue univoquement du point de vue de la matière n’est qu’une collection d’individus qui n’ont d’autre but commun que de ne pas trop se déranger dans leurs intérêts divergents. Une telle société est ingouvernable. Inversement, une société conçue univoquement du point de vue de la forme est une structure que l’on impose aux personnes et aux peuples sans égard à leurs dispositions, leur histoire culturelle et nationale, sans aucune coopération de leur part. Le pouvoir est alors concentré dans une personne ou une caste, éventuellement proclamé comme étant celui ‘du peuple’, en fait celui des partisans de l’idéologie dominante. Le démocratisme moderne impose le même idéal et la même constitution à tous les peuples. La forme, variée dans des détails accessoires, est apposée et imposée à la matière.
Mais l’harmonie et la concorde d’une communauté ne sont pas le résultat d’un compromis entre personnes et communauté, entre matière et forme : elles résultent de la causalité réciproque
 parties/tout, matière/forme, personne/communauté.
C’est pourquoi, de soi, il n’y a pas de contradiction entre le bien de la communauté et le bien des personnes. C’est en s’unissant en vue du but commun qui est de gagner que les joueurs d’une équipe sportive obtiendront la victoire. Ils le feront, non pas en cherchant chacun à marquer un but, mais en tenant leur place, même s’ils ne sont pas avant-centre.
La matière est pour la forme, les parties sont pour le tout, la personne est pour la communauté. L’inverse peut être dit également, de par l’ambigüité du mot ‘pour’. La matière, les parties, les personnes, trouvent leur perfection dans l’unité de la forme du tout, dans la poursuite du bien commun.
La personne atteint son but, en tant que membre d’une communauté, en s’intégrant en elle, en poursuivant le bien commun. Ce bien commun suppose les biens particuliers, mais il n’est pas la simple addition des biens particuliers. Une communauté en bonne santé est une communauté où tous les membres trouvent leur bonheur dans la coopération au bien commun, qui est leur fin commune. Il n’y a pas de vraie contradiction entre bien commun et bien particulier.
La difficulté viendra de ce que chaque personne a aussi un bien particulier non ordonnable à la communauté et qu’elle fait partie de diverses communautés, ayant chacune leurs biens communs. Le père de famille peut se trouver écartelé entre le bien de sa famille et celui de son entreprise, entre sa santé personnelle et le travail de la communauté qui lui est imposé. C’est ce type de contradiction qui provoque les conflits. Mais il reste vrai que, en tant qu’elle est membre d’une communauté, la personne est finalisée par le bien commun, essentiellement relative à la communauté, comme la matière est essentiellement relative à la forme. Une société organique est une pyramide de corps sociaux hiérarchisés.
De sorte que l’instinct social et l’instinct individuel doivent coïncider.
« Vouloir la vie signifie consentir à la collaboration et au bien commun auquel elle donne suite. Et cette implication du bien collectif dans un sentiment aussi primitif est aussi de source que le vouloir vivre, n’a rien que de convenable. Car s’il n’en était pas ainsi, nous ne verrions pas comment la politique, dont la raison d’être est de diriger la collaboration selon les exigences du bien commun, pourrait être vraiment perfective de l’amitié et de la vie. […] Le vouloir des rapports sociaux apparaît [à Saint Thomas] aussi impérieux que celui de vivre et du bien humain. […] De sorte que le désir de la vie humaine en plénitude présuppose celui de l’amitié et du bien collectif qui en est le fruit. Et voilà comment le social est inclus non seulement dans l’essence de l’homme, mais même dans les manifestations tout à fait primitives de son activité ! Et voilà comment le bien public est le mobile qui actionne en définitive l’instinct social ! […] Il y a liaison nécessaire entre perfection individuelle et bienfaisance, de sorte qu’on ne peut pas obtenir l’une sans pratiquer l’autre. […] [Saint Thomas] note aussi à plusieurs reprises les liens intérieurs qui unissent bien propre à bien commun et entraînent l’inséparabilité dans le vouloir de nature. »
(LACHANCE, L’humanisme politique de Saint Thomas d’Aquin, p.224-225)