La monarchie : meilleur gouvernement ?







« Le meilleur pour la société humaine est d'être gouvernée par un seul. »


Cette conclusion ‘monarchiste’ issue du De Regno doit être nuancée et référée à l’ensemble de la doctrine politique de saint Thomas [1].

Il convient tout d’abord de ramener l’importance de la question à de justes proportions. Pour nous, le débat est quelque peu passionné et semble fondamental. En fait cette distinction présuppose chez Saint Thomas des principes fondamentaux, qu’il n’explicite pas du fait que de son temps ils n’étaient pas objet de contestation. Quel que soit le régime politique juste il est présupposé que la personne et les communautés inférieures sont ordonnées au bien commun politique et que la Cité est constituée par les corps sociaux hiérarchisés. Tout régime politique juste s’appuie sur ces corps et en émane. De sorte que la différence entre monarchie, aristocratie et régime constitutionnel - ou ‘démocratie’, non pas dans le sens moderne - est relative.

De plus, la certitude des conclusions de la philosophie politique ne dépassent pas celle de la certitude morale. Elles sont valables la plupart du temps, sans plus, comme nous l’avons vu.



En l’occurrence il faut distinguer deux questions : - la question abstraite et universelle : quel est le meilleur régime politique en soi - la question concrète : quel régime politique convient à ce peuple en telle situation. La réponse à cette dernière question dépend bien évidemment des circonstances historiques, morales, culturelles et économiques. L’exercice du pouvoir politique présuppose la ‘vertu’, entendons la ‘vertu politique’, qui, outre la probité, implique la compétence et la prudence, l’aptitude à exercer les responsabilités et à juger ce qui convient au bien commun. La forme du régime politique ne change rien à cette exigence. Plus cette ‘vertu’ se trouve répartie dans le peuple, ce qui est rare, plus le régime doit s’approcher de la ‘policie’ (ou ‘démocratie’ au sens ancien du terme), et inversement : [2]

« Il est bien difficile que ceux qui parviennent à la perfection de la ‘vertu’ soient nombreux. »

Il est vrai que saint Thomas marque une très nette préférence pour la monarchie. Mais il y a avantages et inconvénients dans tous les régimes.

La monarchie convient s’il se trouve un homme dominant tous les autres par ses qualités. Ses désavantages sont que la plupart des citoyens se trouvent ainsi écartés du pouvoir, et sont conduits à se désintéresser du bien commun et à jalouser le Prince. Ce dernier peut suivre ses passions et devenir un tyran, ce dont traite le chapitre suivant. Plus il gouverne seul, plus le monarque est exposé à l’erreur et le peuple incité à la révolte.

Si la vertu est plus largement départie il est plus juste que des monarques se succèdent à tour de rôle, le fils héritier pouvant ne pas avoir les qualités requises. D’où l’avantage de la monarchie élective. Mais ce système a l’inconvénient de l’instabilité et des dissensions. A ce propos il ne faut pas se méprendre sur l’expression ‘monarchie de droit divin’ et caricaturer l’Ancien Régime français.
« Le droit monarchique de la Maison de France, tel que le présentent la tradition et la doctrine royalistes, n’est un ‘droit divin’ qu’au sens où tous les droits sont divins ; en langage strictement temporel, c’est un droit historique : la famille capétienne, grâce à ses vertus propres et grâce surtout à quelque chose d’impersonnel, à son mode de succession qui assure la continuité en excluant, autant qu’il est humainement possible, la discorde et la compétition, a ‘fait’ la France et l’a conservée ; d’elle sont venus l’ordre et la paix ; ses droits s’inscrivent dans les services publics qu’elle a rendus et se mesurent à leur importance ; ils sont ‘divins’ pour autant qu’ils sont naturels et que, cette famille détenant l’autorité légitime, Dieu nous fait un devoir d’obéir à son chef. »
J.-L. Lagore, La philosophie politique de Saint Thomas, p.58-59.

Le régime aristocratique présuppose une véritable noblesse ou élite politique, excellente en vertu. Si cette dignité sociale ne correspond pas à la réalité, où si le peuple comporte une plus grande proportion d’hommes vertueux, c’est-à-dire honnêtes et aptes aux responsabilités politiques, ce mode de gouvernement cause des mécontentements et des dissensions.

Enfin la policie ne convient que si la multitude est dans son ensemble vertueuse, c’est-à-dire honnête, consciente du bien commun et apte à y participer de plein gré. Dans le cas contraire ce régime dégénère en démocratie au détriment du bien commun.
« Il faut exclure le principe du gouvernement du nombre, parce qu'il est absurde dans sa source, incompétent dans son exercice, pernicieux dans ses effets. [...] Nous respectons trop le peuple pour aller lui dire : il suffit de compter les voix des incompétents, pour résoudre les questions d'intérêt très général qui exigent de longues années d'étude, de pratique ou de méditation. Il suffit de recueillir et d'additionner les suffrages des premiers venus pour réussir les choix les plus délicats. [...] Le gouvernement du nombre tend à la désorganisation du pays. Il détruit par nécessité tout ce qui tempère, tout ce qui diffère de soi : religion, famille, traditions, classes, organisation de tout genre. »
C. Maurras, Libéralisme et Liberté, p.9, cité par Billot, De Ecclesia, Q17, p37

« Le régime républicain, pour durer, suppose une grande vertu et une grande compétence chez les sujets, qui sont tous appelés à participer par l’élection à la direction du pays. S’il s’agit seulement d’un canton dont les intérêts sont très simples, ou d’une fédération de cantons, comme en Suisse, la chose n’offre pas grande difficulté. Mais, s’il s’agit d’un grand peuple, aux intérêts fort complexes […] et qui, au milieu de causes multiples de division, doit sauvegarder son unité et la continuité de ses traditions, alors la difficulté augmente terriblement.[…] L’élection désignera le plus souvent des arrivistes, ambitieux incapables, qui deviendront ministres, là où il faudrait un Colbert, un Vauban ou un Louvois. »
R. Garrigou-Lagrange
, commentaire à l’édition du De Regno.



Citant saint Augustin, saint Thomas montre bien (Summa Theologica I-II, 97, a1) que la loi ne peut être convenablement établie par le peuple que dans la mesure où il est vertueux et soucieux du bien commun. À propos de la question 105, à l’ad quartum de la I-II, J.-L. Lagore écrit :
« Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour concevoir, d’après ce texte même et en restant dans sa ligne de pensée, qu’un régime où l’on peut devenir ‘roi’ - ou ‘président du conseil’ - par simple pouvoir de la parole, où l’on peut le rester quelque temps sans souci et en mettant le trésor au pillage, sans autre sanction que d’avoir un jour à démissionner (et se préparer à recommencer), est un régime favorable aux ambitions et aux séditions, c’est-à-dire à la guerre civile. » [3]
En définitive le régime parfait n’existe pas et le choix du régime convenant à un peuple dépend de ses caractères, des circonstances et de son histoire.

Quant à la première question, abstraite et universelle, celle du meilleur régime politique en soi, la réponse de saint Thomas est on ne peut plus claire : il s’agit de la monarchie.
Il convient toutefois d’apporter quelque nuance. Le docteur angélique entend tempérer cette monarchie d’aristocratie et de démocratie. Ainsi :
 « Deux points sont à observer dans la bonne organisation du gouvernement d'une cité ou d'une nation. D'abord que tout le monde participe plus ou moins au gouvernement, car il y a là, selon le deuxième livre des Politiques, une garantie de paix civile, et tous chérissent et soutiennent un tel état de choses. L'autre point concerne la forme du régime ou de l'organisation des pouvoirs; on sait qu'il en est plusieurs, distinguées par Aristote, mais les plus remarquables sont la royauté, ou domination d'un seul selon la vertu, et l'aristocratie, c'est-à-dire le gouvernement des meilleurs, ou domination d'un petit nombre selon la vertu. Voici donc l'organisation la meilleure pour le gouvernement d'une cité ou d'un royaume: à la tête est placé, en raison de sa vertu, un chef unique ayant autorité sur tous; puis viennent un certain nombre de chefs subalternes, qualifiés par leur vertu; et cependant la multitude n'est pas étrangère au pouvoir ainsi défini, tous ayant la possibilité d'être élus et tous étant d'autre part électeurs. Tel est le régime parfait, heureusement mélangé de monarchie par la prééminence d'un seul, d'aristocratie par la multiplicité de chefs vertueusement qualifiés, de ‘démocratie’ enfin ou de pouvoir populaire du fait que de simples citoyens peuvent être choisis comme chefs, et que le choix des chefs appartient au peuple. » (I-II, 105, a1) 
Nous voyons qu’ici le terme de ‘démocratie’ n’a pas le sens qu’il a dans le De Regno où il désigne une forme de régime injuste. Il signifie la même chose que politia :
« La royauté est la forme la meilleure de gouvernement, si elle reste saine ; mais elle dégénère facilement en tyrannie, à cause du pouvoir considérable qui est attribué au roi, si celui qui détient un tel pouvoir n'a pas une vertu parfaite, comme dit Aristote: ‘Il n'appartient qu'au vertueux de soutenir comme il faut les faveurs de la fortune.’ » [4]
On peut encore citer Politica, II, lectio 14, n310 :
« Pour que la régime politique se conserve il faut que toutes les parties de la Cité le veuille maintenir, et que chacune de ces parties soit assez satisfaite de l’état des choses : ainsi en était-il à Sparte. Les rois l’acceptait de par l’honneur qu’ils y recevaient ; les hommes vertueux l’acceptaient de par leur appartenance au sénat. Cette magistrature récompensait en effet la vertu car on n’y admettait que des hommes vertueux. Le peuple l’acceptait à cause de la magistrature des Éphores à laquelle tous avaient part. » 
Notons cependant que les citoyens spartiates étaient minoritaires dans la population ; ce n’était vraiment pas une démocratie au sens actuel !

Politica, II, lectio 7, n247 :
« Le mieux est d’établir la constitution de la Cité en mêlant les trois sortes de régime. Cette constitution est d’autant meilleure qu’elle les combine, car ainsi plus de citoyens participent à l’exercice du pouvoir. »





[1] Cf. Summa Theologica, I-II, 105, a1 ad2 ; Commentaire de la Politique d'Aristote II, lectio 14, n316 ; lectio 13, n474 ; III, lectio 5 ; Aristote Politique, III, c.10-18 ; IV, c.1-9 ; c.11-12 ; VI.

[2] Commentaire de la Politique d'Aristote III, lectio 6, n393

[3] J.-L. Lagore, La philosophie politique de Saint Thomas, Éditions nouvelles, 1948, p.74

[4] Summa Theologica I-II, 105, a1, ad2