LA FAMILLE en philosophie (3)

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Nécessité de la famille pour les enfants



Éducation personnalisée


Cette nécessité et ce caractère naturels de la famille apparaissent d’abord et avant tout pour les enfants[1]. L’amitié entre parents et enfants est naturellement première, car les enfants sont d’une certaine manière une ‘partie’, ‘quelque chose’ des parents dont ils proviennent selon le corps et dont ils vivent en dépendance immédiate. L’unité physique entre parents et enfants fait que cette amitié est l’amitié la plus proche de l’amour de soi-même. Les parents connaissent les enfants depuis le premier instant de leur existence et aiment (naturellement) leur enfant comme quelque chose d’eux-mêmes[2]. Les circonstances peuvent évidemment altérer cette priorité naturelle de l’amitié familiale, mais les exceptions et les accidents ne sauraient contredire les principes de la nature, de même que les accidents génétiques et les malformations ne contredisent pas la stabilité morphologique d’une espèce. Ils la soulignent au contraire.



C’est pourquoi le transfert pur et simple des enfants et de leur éducation à une communauté plus vaste, notamment à l’État, est contre-nature[3], car elle nuit tant au bien de la communauté politique qu’au bien des individus. L’éducation uniforme et indiversifiée nuit à la diversité nécessaire des membres de la société humaine. La société n’est pas un assemblage fortuit d’éléments égaux (un tas…), mais un ordre organique de parties qui réclament des compétences et des caractères distincts et complémentaires. Or, si les hommes sont distincts de par leurs caractéristiques physiques, ils le sont bien plus encore de par leur expérience et leur éducation. L’unité de la Cité ne relève pas de l’égalité mais de la complémentarité et de l’ordre des parties :
« Il est plus convenable pour une Cité d’être moins unie quant à la distinction des citoyens, que d’être plus unie en elle-même. »[4] 
Autrement dit, la diversité des citoyens, et donc leur inégalité, est plus importante que l’unité propre de la Cité. Les animaux d’une étable sont égaux ; les pièces d’un troupeau sont à peine diversifiées ; les abeilles et les fourmis ne sont pas égales ; encore moins les hommes. En outre, la lésion ou la destruction précoce des liens familiaux rend les citoyens encore plus étrangers les uns aux autres, car ils sont dispersés dans l’anonymat, ce qui favorise les oppositions. L’intimité de l’amitié familiale est remplacée par une vague amitié de rencontre, d’occasion. Les agents de l’État, si dévoués soient-ils, ne peuvent atteindre à l’amitié des parents pour leurs enfants et réciproquement. Cette amitié est et reste irremplaçable. La première éducation à l’amitié et à la vie sociales ne peut bien se faire qu’en famille.

Il est inévitable que se produisent des accidents, physiques ou moraux, qui empêchent le maintien de l’enfant en famille. En ce cas on a recours à une famille ou à une communauté de suppléance. Ceci n’est qu’une nouvelle preuve du caractère naturel et nécessaire de l’éducation familiale.

Cela n’exclut pas l’intervention progressive de communautés plus vastes que la famille dans les années qui suivent l’enfance, à mesure que l’éducation porte sur des matières qui dépassent la compétence des parents, et que l’individu commence à pouvoir assumer sa vie de manière personnelle et responsable. Il y a là un relais progressif qui n’est pas contraire à la nature.


Éducation complète


La raison profonde de tout ce qui précède est que, par rapport aux autres animaux, l’homme a l’avantage des facultés rationnelles (intelligence et volonté), mais aussi le désavantage de la faiblesse du corps. Il a un toucher plus réceptif, mais l’ouïe, l’odorat et la vue, sont inférieurs. Les instincts de l’animal sont très développés, tandis que ceux de l’homme sont limités. Il en résulte que le petit animal peut rapidement suffire à ses besoins, tandis que la vie de l’enfant requiert une protection rapprochée, un soin soutenu, tant dans le cadre de d’une éducation intellectuelle, spéculative et pratique, que morale (formation de la volonté, de la liberté et du cœur) et physique. De plus, la vie sociale requiert un apprentissage de la vie commune et de l’amitié. On découvre ici le fondement de la morale : l’animal ‘sait’ d’instinct ce qui lui est naturel et convenable ; l’homme, lui, doit apprendre de ses aînés ce qui conduit à une vie heureuse (autant qu’elle peut l’être), et l’accepter - car, de par sa liberté, il peut aussi le refuser, et, le refusant, il se condamne à être malheureux, individuellement ou collectivement. Être bien éduqué, cela signifie, entre autres, être apte à se gouverner soi-même, à conduire sa vie et à se libérer des manipulations et instrumentalisations des autres hommes. On comprend que tous les régimes totalitaires s’efforcent de détruire la famille pour transférer l’enfant à l’État. Curieusement notre société actuelle, capitaliste, libérale et moralement permissive, fait de même par le biais des conditions économiques et des lois de l’éducation. Elle révèle ainsi son caractère totalitaire.

L’enfant privé de famille se trouve handicapé pour tout son développement intellectuel, moral et psychologique. Ce handicap peut être surmonté, et les individus y réagissent différemment. La société et les familles voisines peuvent plus ou moins y suppléer. Les heureuses exceptions ne peuvent contredire les lois de la nature.

Une conséquence très importante est la nécessité de maintenir d’éducation en famille tant que l’enfant n’est pas susceptible d’un enrichissement que la famille ne peut pas donner. Le système des crèches est un pis-aller, de même que l’école enfantine, et ne peut se justifier que pour des cas particuliers. Il faut dire de même pour le travail de la femme à l’extérieur du foyer. La qualité de l’éducation et l’équilibre affectif des enfants en souffrent gravement, même si cela n’apparaît pas immédiatement.


Tradition familiale


Au-delà de l’éducation enfantine il y a la transmission de tout l’héritage familial, matériel, moral, culturel et religieux qui s’effectue jusqu’à l’âge adulte. Cette tradition conditionne tout l’avenir de l’enfant et de la famille elle-même. Elle inclut, bien entendu, la tradition de la Cité et de la Patrie, toute la Civilisation.

Outre ce que la famille transmet comme richesses propres, c’est par elle que l’on apprend à entrer en contact avec le monde extérieur, à discerner, recevoir et éventuellement rejeter, jusqu’à formation d’une personnalité adulte, qui ne sera jamais totalement détachée de la famille. La famille est comme une cellule qui gère un patrimoine génétique, en symbiose avec le monde extérieur, mais éventuellement en défense contre lui, et qui donnera naissance à d’autres cellules.


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Compléments :
La suite de cette étude comprend un chapitre sur l'Éthique sexuelle ...

Voir aussi notre article : De la Famille à la Cité.



[1] Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, lectio 12.

[2] “En effet, par nature, le fils est quelque chose du père. Et d'abord il n'est même pas distinct de ses parents corporellement, aussi longtemps qu'il est contenu dans le sein de sa mère. Mais ensuite, alors même qu'il en est sorti, tant qu'il n'a pas l'usage du libre arbitre, il reste enfermé sous la tutelle des parents comme dans un sein spirituel. Car, aussi longtemps que l'enfant n'a pas l'usage de la raison, il ne diffère pas de l'animal sans raison. Aussi, de même qu'un bœuf ou un cheval appartient en droit civil à quelqu'un qui s'en sert quand il veut, de même est-il de droit naturel que le fils avant d'avoir l'usage de la raison demeure sous la tutelle du père. Il serait donc contraire à la justice naturelle que l'enfant, avant d'avoir l'usage de la raison, soit soustrait à la tutelle de ses parents ou qu'une disposition soit prise à son sujet malgré les parents.” Saint Thomas, Somme Théologique, II-II, 10, a12.

[3] Aristote, Politique, II, lectio 1-3 dans le commentaire de saint Thomas d’Aquin.

[4] Eligibilius est in civitate quod sit minus una quantum ad distinctionem civium, quam quod sit magis una. Aristote, Politique, I, lectio 1, n.284 dans le commentaire de saint Thomas d’Aquin.