L'homme : naturellement social et politique

Voici la vérité fondamentale sur laquelle reposent la philosophie et la théologie politiques : l’homme est naturellement social. On perçoit rarement toutes les conséquences qui en découlent.

L’homme est un animal social. Ses trois types d’activités, qui sont contempler, agir, faire, mettent en jeu la vie en société.
C’est pourquoi, aussi loin que l’on remonte dans l’Histoire il apparaît que l’homme vit toujours de manière communautaire. Ces communautés sont diverses, réduites à quelques dizaines d’individus, ou au contraire englobent des masses immenses de population, mais le fait social est universel. 

L’homme n’est pas naturellement solitaire.




La nature sociale de l’homme, évidente par expérience, peut aussi être démontrée à partir des principes de la nature humaine, qui se distingue de celle des autres animaux par la raison, c’est-à-dire par l’intelligence et la volonté. Les objets de ces facultés, l’être, le vrai, le bien, toutes les notions universelles, sont communes, et objets de communication. Communiquer est donc naturel à l’homme. C’est en communiquant avec ses semblables, à une profondeur que les autres animaux ne peuvent atteindre, que l’homme parvient à son bonheur.

Les facultés corporelles, comme telles, portent sur des réalités singulières. Le pain que nous mangeons, le lit sur lequel nous sommes couchés, le lieu dans lequel nous nous trouvons, peuvent bien être attribués à plusieurs ; dans l’activité même ils ne peuvent être communs ; s’ils le sont, c’est accidentellement. La matière implique la division et la singularité. Au contraire, plusieurs hommes peuvent exercer leur intelligence sur le même objet. Tout objet de connaissance intellectuelle, en tant que tel, est commun ; c’est même en partie le cas pour La connaissance sensible : nous sommes plusieurs à voir la même chose. Les objets de la volonté sont aussi susceptibles d’être voulus par plusieurs. D’où des communications entre les hommes, pas toujours pacifiques, car la possession matérielle, elle, n’est pas commune. De manière générale intelligence et volonté ne se satisfont pas du particulier et de l’individuel mais ont une portée universelle, par quoi les hommes communiquent : le beau, le bien, le vrai, la science, l’amitié et tout ce qui fait une civilisation en général. C’est dans la communication qu’intelligence et volonté s’épanouissent. La vie sociale découle donc nécessairement de la nature humaine.

La vie sociale est nécessaire aux dispositions de l’esprit qui permettent à l’homme d’assumer et de conduire sa vie en fonction des activités où il trouvera le bonheur. Livré à lui-même l’individu n’aura pas la force de la persévérance pour s’imposer les efforts requis par une activité artistique, intellectuelle ou morale qui ferait son bonheur, une fois les difficultés surmontées. C’est dans la vie commune que se forgent les aptitudes nécessaires à une vie heureuse. L’égoïste individualiste satisfait son indépendance, suit ses caprices et demeure toujours insatisfait de lui-même et des autres. La vie commune entre dans l’exercice même des activités où s’épanouit la vie humaine.

L’activité artistique et ouvrière requiert un apprentissage auprès d’un maître qui transmette une tradition professionnelle ; les livres n’y suffisent pas. A moins de choisir délibérément la médiocrité, on ne trouvera de bonheur dans le travail que par le progrès et la persévérance, qui exigent la coopération, l’effort commun, la confrontation, voire la concurrence, les interférences avec les métiers voisins et tout ce qu’on appelle aujourd’hui ‘formation permanente’ (laquelle a toujours existé chez les hommes de métier). L’ouvrier, même s’il travaille seul, aura dû suivre un apprentissage. Il a recours à d’autres hommes pour se procurer les matériaux et les instruments dont il a besoin. Son travail le laissera dans le dénuement si d’autres n’ont intérêt à profiter de ce travail et à lui donner autre chose en échange. La vie quotidienne dans ses besoins les plus élémentaires est tributaire d’autrui.
« La vie humaine est faite de la diversité des sciences et des arts, chacun travaillant à son œuvre propre et apportant sa contribution. C’est ainsi que les hommes vivent, communiquant les uns avec les autres et recevant les uns des autres, en pourvoyant aux besoins naturels du corps. » [1]


La vie active, proprement morale et politique, tout ce qui est du domaine de relations humaines, depuis la ‘monastique’ - perfectionnement moral individuel - jusqu’au sommet de la politique, consiste dans des actes essentiellement communautaires. En ce domaine le bonheur se trouve dans une communication, dans une activité commune. 
C’est dans le milieu familial et communautaire que l’homme trouve son épanouissement. La vie familiale peut décevoir, révolter ; on cherche alors une autre famille, une autre communauté ; mais rester seul est perçu comme une frustration.

L’activité contemplative apparaît, elle, proprement solitaire. Et pourtant, non seulement elle présuppose une éducation et des conditions, au moins matérielles, qui ressortent de la vie sociale, mais encore son exercice même est concrètement inséparable d’une communication avec d’autres ‘contemplatifs’. En prenant ce terme en toute son acception il est clair que la communication entre les hommes y est essentielle, depuis la paternité spirituelle dans la vie mystique, jusqu’à la collaboration intellectuelle et scientifique dans la vie universitaire et culturelle. Et c’est par la communication que la contemplation progresse : tout savant est enseignant, tout maître de sagesse forme des disciples. L’isolé n’aboutit à rien. L’objet même de la contemplation, qu’il soit d’ordre divin ou humain, est essentiellement commun, hors de toute appropriation personnelle.


Il est besoin d’y insister : l’homme est naturellement social. La vie en société n’est pas un accident de l’Histoire. Chaque communauté en particulier, chaque société familiale, économique, culturelle, politique est bien le fruit de libres initiatives, contingentes et accidentelles. Mais le fait social lui-même est inscrit dans la nature humaine. La société procède d’un instinct de nature. Ainsi l’homme individuel est naturellement indigent. Même si l’institution de telle ou telle société est le fruit de la volonté des hommes, elle procède d’un désir naturel inconscient.


La vie politique est donc naturelle, et certaines communautés doivent être dites proprement ‘naturelles’. En quel sens ? 
Dans les choses matérielles on parle d’artificiel pour distinguer ce qui vient de l’action des hommes, par opposition à ce qui vient des choses physiques elles-mêmes. En politique il est bien clair que tout vient des hommes. En ce sens toute réalité politique est ‘artificielle’. Mais il y a des communautés où des activités humaines qui sont issues nécessairement de la nature même de l’homme, l’initiative de ce dernier n’intervenant que pour la réalisation hic et nunc ; sont artificielles les communautés que l’homme constitue par pure volonté. Une communauté universellement présente comme la famille en dépit des formes diverses qu’elle peut prendre, est naturelle. Le métier d’agriculteur est naturel car il correspond au besoin premier de l’homme qui est de se nourrir. Certaines activités, au contraire, comme éditer des livres, étudier une science, sont le fait d’une initiative et ne s’imposent pas à tout homme. Une société financière n’est pas naturelle ; ce genre de société est d’existence récente et ne correspond pas à un besoin absolument nécessaire de l’homme. La politique devra donc considérer des sociétés et des activités plus ou moins naturelles, artificielles, voire contre nature, selon leurs rapports à la nature et au bonheur de l’homme.




[1] Saint Syméon le Nouveau Théologien, Chapitres pratiques et théologiques, n.89.