"Brautmystik - Minnemystik" dans la doctrine spirituelle de Hadewijch d’Anvers

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Nature de la mystique nuptiale

On appelle mystique nuptiale une mystique conçue comme un rapport d’amour nuptial avec Dieu et dont le sommet est le mariage mystique. Cette mystique prend sa source dans le Cantique des cantiques et les commentaires des Pères :
« Il n'y a point d'expressions plus douces pour rendre l'amitié réciproque du Verbe et de l'âme, que celles d'époux et d'épouse ; attendu que tout est commun entre eux, et qu'ils ne possèdent rien en propre et en particulier. Ils n'ont qu'un même héritage, une même maison, une même table, un même lit, une même chair. […] Si donc l'amour convient particulièrement et principalement aux époux, c'est à bon droit qu'on donne le nom d'épouse à l'âme qui aime. »[1]

Raison et amour

Bien que centrée sur l’amour la mystique d’Hadewijch n’implique aucun mépris de la raison, bien au contraire.
Nul ne peut devenir parfait en amour qui n’obéit d’abord à sa raison.
(Lettre 13)
La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison.
(Lettre 18)
Le langage métaphysique engage un approfondissement et évite toute illusion. La raison instruit l’amour et l’amour illumine la raison. « [Dieu] nous a donné la belle Raison, qui nous instruit en toutes voies et nous éclaire en toutes nos œuvres ; si l’homme voulait la suivre, il ne serait jamais trompé. » (Lettre 14) « L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. » (Lettre 18) La raison nous garde dans le discernement : « Écoutez la Raison, et voyez si vous manquez envers elle ou lui faites justice. Ne vous attardez à aucune jouissance qui mette Raison en péril. Cette raison dont je parle doit maintenir la connaissance en vous-même et le discernement toujours en éveil. » (Lettre 24)
Hadewijch n’est pas anti-intellectualiste et ne méprise pas l’étude. « Que l’impatience jamais ne vous fasse manquer envers personne, ni négliger de questionner autrui lorsque vous avez besoin de science et de sagesse, que jamais la honte d’ignorer ne vous retienne en ceci. Car vous avez cette dette envers Dieu, d’acquérir la science des vertus, de vous y faire instruire par les questions, l’étude et le zèle. » (Lettre 24)
Mais la raison est limitée : « La raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas ; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. » (Lettre 18) Dans la Vision 8, un ‘champion’, c'est-à-dire un théologien contemplatif avoue être dépassé par Hadewijch : « Car, dans ma vie d’homme, j’ai eu trop peu d’amour et de sentiment et je suivais le conseil du tranchant intellect. Aussi je ne pouvais être enflammé par l’amour unitif. » Dans la Vision 9 une reine lui apparaît qui est la raison de son âme. « Puis Raison me fut soumise et elle s’en alla. Puis vint Amour qui m’embrassa et je fus transportée hors de mon esprit et je restai étendue jusque tard dans la journée. »

Primauté de l’amour

L’amour exprime la subsistance et l’autosuffisance de Dieu : « S’il nous fait défaut hors de lui-même, sachez-le, il se suffit en soi. » (Lettre 7) « Là où l’Amour jaillissant de lui-même et œuvrant en lui-même s’abîme de telle sorte en lui-même qu’il se suffit en sa pure essence. » (Lettre 20) L’amour n’a rien en lui mais il est en tout : « Dans l’amour rien ne peut demeurer, ni compassion, ni bonté, ni humilité, ni raison ni crainte, ni discrétion ni mesure, ni aucune autre chose. L’amour habite en toutes ces vertus ou activités, il les alimente, mais ne reçoit lui-même aucun aliment que de sa propre essence. » (Lettre 20) L’amour a la propriété de vaincre Dieu :
« L’amour ne cède ni aux saints, ni aux hommes, ni aux anges, ni au ciel, ni à la terre ; il vainc la Déité dans sa nature propre. »
(Lettre 20)
L’amour inclut toutes les vertus. Dans la première Vision apparaît un arbre dont une branche « est un état stable dans lequel totalement unis à l’amour, nous passons de la multiplicité des vertus dans la vertu unique et totale qui engloutit les amants dans l’unité et les jette dans l’abîme où ils chercheront et trouveront la jouissance éternelle. »

Aimer Dieu par l’amour dont il s’aime

Le rapport d’exemplarité vaut éminemment pour l’amour : l’amour divin est l’exemplaire de notre amour envers Dieu. « Dieu vous donnera de l’aimer avec ce grand amour dont il s’aime lui-même, trine et un, l’amour par lequel il s’est suffi éternellement et se suffit à jamais. » (Lettre 16) « Jusque là, tu aimeras selon ce que je suis, moi l’Amour, puis tu seras Amour comme moi je suis Amour. » (Lettre 3)

Union nuptiale

« J’ai parlé du baiser de l’Amant : c’est être unie à lui hors de toutes choses. » (Lettre 27) Cette union est éternelle et sans fond. « Ceux que brûle au contraire le souci de lui plaire, ceux-là sont comme lui éternels et sans fond. Car leur conversation est dans le ciel et leur âme suit partout le Bien-Aimé, qui est d’une profondeur infinie. Aussi les aima-t-on d’un amour éternel, jamais le fond de l’amour n’est atteint. » (Lettre 12)

Qualités de l’amour mystique

Désir insatiable de l’amour, quête incessante de Dieu
La ‘fureur’ ou ‘ire’ d’amour (orevwoet) est le thème du Poème 28 :
« À l’école du fier amour
on apprend l’ire sublime
qui, de sensé naguère,
fait l’homme errant et vagabond. »
Hadewijch dénonce la peur qui paralyse l’ambition spirituelle : « La raison sait que Dieu doit être craint, qu’il est grand et que l’homme est petit. Mais si elle a peur de la grandeur divine à cause de sa petitesse, si elle n’ose pas l’affronter et doute d’en être l’enfant préférée, ne pouvant concevoir que l’Être immense lui convienne — il en résulte pour beaucoup d’âmes qu’elles ne tentent plus rien de grand. »
« J’étais et je suis encore dans un si grand désir et une telle fureur d’amour que je pensais – et savais bien – que je ne pouvais vivre dans cette impatience où je me trouvais et où je me trouve si Dieu ne me donnait de nouvelles forces. […] Si je voyais toute chose dans ce trône, c’est que toutes mes œuvres et ma volonté, libre et fière, étaient en Dieu, avec cette fureur d’amour et cette grande terreur dont j’étais prisonnière dans l’amour, comme je le suis encore. » (Vision 14)
« C’est ainsi que l’âme doit tendre de toutes ses forces à la perfection de l’amour — de l’amour inapaisable à jamais. […] (l’homme) ne cessera point de ressentir ses exigences et ses violents désirs au-delà de tous les biens acquis ou possédés. […] C’est une exigence terrible de notre vie, en vérité, qu’il faille renoncer même à l’apaisement de l’amour pour apaiser l’amour ! » (Lettre 13)
« Mon cœur, mes veines et tous mes membres frissonnaient et tremblaient de désir. Comme souvent auparavant, j’étais si bouleversée et effrayée qu’il me semblait que je ne pouvais satisfaire mon Bien-Aimé et que mon Bien-Aimé ne pouvait me combler : mourant, il me fallait tomber dans la fureur d’amour et, dans la fureur d’amour, il me fallait mourir. L’amour de désir me remplissait de peur et de douleur, si bien que tous mes membres semblaient se rompre l’un après l’autre, tandis que se tordait chacune de mes veines. Le désir qui m’emplit alors ne peut être exprimé par nulle parole. » (Vision 7)
« Jamais pourtant je n’ai pu admettre en cela qu’on me devance ou me dépasse ; je crois bien que d’autres l’ont aimé autant, aussi ardemment, et ne puis cependant supporter la pensée qu’il existe ailleurs envers lui connaissance et amour comme le mien. » (Lettre 11)
« Ni mon cœur, ni mon âme, ni mes sens ne reposent, ni le jour ni la nuit, pas une heure : cette flamme ne cesse de brûler dans la moelle de mon être. » (Lettre 25)

Dette d’amour

« Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique. » (Lettre 18)
Notre dette d’amour a son exemplaire dans la Trinité.
« C’est par l’exigence de la Trinité que le Fils de Dieu s’est incarné, et pour satisfaire à la dette envers l’Unité qu’il est mort. C’est par l’exigence de la Trinité qu’il est ressuscité parmi les hommes, et pour satisfaire à la dette de l’Unité qu’il est remonté à son Père. Et de même pour nous : lorsque la Trinité exige de nous sa dette, nous recevons la grâce de vivre divinement, selon qu’il lui convient. Si nous manquons à cet ordre par la volonté profane, et que laissant l’unité, nous retombons à notre complaisance propre, nous ne croissons plus, nous n’approchons plus de cette perfection à laquelle nous sommes appelés depuis l’origine par l’Unité et la Trinité. » (Lettre 30)

Les épreuves de l’amour

Comme le décrit le cantique l’Amour se donne et se retire. « Car ce qu’il est, il en vit seul dans sa douce fruition et me laisse errer loin de cette jouissance divine, sous le poids constant de la privation, dans la ténèbre où nulle joie n’est mienne de celles qui devraient être ma part. Ah ! Malheureuse ! Cela même qu’il m’avait offert comme gage de la jouissance du pur amour, il l’a maintenant retiré » (Lettre 1) « Parfois cependant vous sentez telle angoisse en votre cœur qu’il vous semble être abandonnée de Dieu, mais gardez-vous pour cela de perdre confiance. Car je vous le dis en vérité : toute misère, tout exil que l’on supporte avec bonne volonté et pour son amour, nous conforme à sa totalité[2] et nous rapproche de sa pure Essence. » (Lettre 2)
L’amour atteint Dieu au prix d’une défaillance de soi. Défaillance (ghebreken) et jouissance (ghebruken) sont simultanées : « il est au sommet de la fruition et nous sommes dans l’abîme de la privation » (Lettre 6) « C’est avec cet amour aussi que tous les esprits célestes s’efforcent de le satisfaire ; telle est leur tâche qui ne sera jamais accomplie : et la défaillance de cette fruition est leur suprême fruition. » (Lettre 16)
L’âme souffre d’une double crainte – celle de ne jamais donner assez – celle que Dieu ne nous aime pas assez : cette bonne défiance est étrangère à une foi superficielle. « Ce que l’on redoute d’abord, c’est de n’être pas digne d’un si grand amour, de ne jamais donner assez pour le devenir, et cette crainte est parfaitement noble. […] La seconde crainte est que l’Amour ne nous aime pas assez, car il nous lie et nous angoisse de telle sorte que nous sommes accablés sous la charge, et que son secours vraiment semble nous manquer : nous pensons être seuls à aimer. Cette défiance est au-dessus d’une foi trop facile. » (Lettre 8)
Les poèmes strophiques sont une magnifique peinture des vicissitudes des rapports de l’Amour et de l’âme, ce qui ressort tant du Cantique des cantiques que de la poésie courtoise. Il est parfois difficile de discerner si le mot ‘amour’ désigne l’Amour divin, c'est-à-dire Dieu lui-même, ou l’amour créé, qui est celui de l’épouse.
« Tantôt brûlant, tantôt froid,
maintenant timide et hardi tout à l’heure,
nombreux sont les caprices de l’Amour.
Mais en tout temps il nous rappelle
notre dette immense envers son haut pouvoir,
qui nous attire et nous veut à Lui seul. »
(Poème 5)

Fruition

« Disposez votre âme pour la fruition de l’Amour tout-puissant dans l’excessive douceur de notre Dieu ! » (Lettre 1)
« C’est fruition commune et réciproque, bouche à bouche, cœur à cœur, corps à corps, âme à âme ; une même suave Essence divine les traverse, les inonde tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un par l’autre et le demeurent sans différence. » (Lettre 9)

Nouveauté

L’exigence de la dette d’amour réciproque des personnes divines est « éternellement nouvelle ». (Lettre 30) « Je vis apprêter une ville nouvelle, du nom de Jérusalem et de même apparence. On la parait d’ornements nouveaux. […] Avec tous les vivants, ils l’ornaient en convoquant toutes les merveilles nouvelles, sources d’un émerveillement renouvelé. […] La ville que tu vois ici décorée, c’est ta libre conscience » (Vision 10) « Et la jeunesse des plumes blondes du vieil aigle, c’était aussi l’éternel renouveau de l’amour qui sans cesse croît au ciel et sur la terre. » (Vision 11)
« Que Dieu nous donne le sens nouveau d’un amour plus libre et plus noble : qu’en lui, notre vie renouvelée, reçoive toute bénédiction ; que le goût nouveau donne vie nouvelle, comme l’amour est puissante et nouvelle la récompense de ceux dont la vie se renouvelle pour lui seul. » (Poème 1) « Dès que mars a reparu, tous les êtres se réveillent, l’herbe naît dans la prairie et verdit en peu de jours. Ainsi fait notre désir, ainsi s’éveille l’amour. » (Poème 6)
« Que nouvelle lumière vous donne nouveau zèle,
nouvelles œuvres, plénitude de nouvelles délices,
nouveaux assauts d’amour et nouvelle faim si vaste
qu’éternellement nouvel amour dévore ses dons nouveaux ! »
(Poème 33)

Liberté

« Le vrai amour n’a nulle matière : point de substance que la pure liberté de Dieu, donnant sans compter et toujours aussi riche, agissant fièrement et croissant en toute noblesse. » (Lettre 19) « Je veux vous éveiller ainsi à la suprême liberté de l’amour »
« Servez en toute beauté, ne veuillez rien, ne craignez rien : laissez l’amour librement prendre soin de lui-même ! »

Séparation des ‘étrangers’

Les « étrangers » sont les âmes étrangères à la vie contemplative et qui ne peuvent la comprendre. Dans l’intention d’Hadewijch ses écrits ne leurs sont pas destinés et ils n’y peuvent rien saisir. Elle fait souvent allusion aux épreuves infligées aux contemplatifs par les « étrangers ». Dans les romans courtois l’ « étranger » est celui qui contrarie les projets amoureux. Pour les cisterciens il est celui qui vit en terre étrangère, dans celle de la dissemblance de Dieu.
L’âme qui est donnée à l’amour se distingue des « étrangers ». « Mais je vous dirai l’aide qui vous sied : suivez l’exigence de votre cœur, qui ne veut vivre que de Dieu. Nul étranger ne pénètre là. » (Lettre 2). « Supportez de même volontiers les personnes étrangères à notre amour. » (Lettre 24) « Ils ne peuvent vivre en effet dans le domaine de l’amour, car ils ne connaissent ni sa venue ni son départ. […] celui qui vit dans l’amour éprouvera le mépris des étrangers ». (Lettre 29) « Mais comme on saisit le Tout avec le Tout, ne le sauront jamais les étrangers. » (Poème 17) « Les étrangers et les amis que je servais autrefois, je m’en écarte à présent. […] Les étrangers cruels m’affligent sans mesure en ce pesant exil. » (Poème 24)

Lire la suite de cette étude sur Hadewijch d'Anvers : La médiation du Christ...


[1] Saint Bernard, Sermon sur le Cantique 7, 2.
[2] Traduction rectifiée d’après celle de Paul-Marie Bernard, Éditions du Sarment.