De Regno II. c) : "Vivre Bien"


But du gouvernement royal




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Plan de cette partie :
Autorité suprême du roi
Sa fin : la vie vertueuse des sujets
Instauration de la vie vertueuse
Conservation de la vie vertueuse
Obstacles et remèdes à la conservation de la vie vertueuse
Progrès de la vie vertueuse

La fondation de la Cité

Le climat tempéré convient à la santé des corps.
Le climat tempéré convient à la vertu militaire.
Le climat tempéré convient à la vie politique.


Pour que le peuple vive bien


Autorité suprême du roi

De même qu’à la vie que nous espérons bienheureuse dans le ciel, est ordonnée comme à sa fin la vie bonne menée ici-bas par les hommes ; ainsi, c'est au bien de la multitude que sont ordonnés, comme à leur fin, tous les biens humains particuliers : fortune, bénéfices, santé, éloquence ou science. Si donc, comme on l’a dit, celui à qui incombe le soin de la fin dernière doit commander à ceux qui ont le soin des moyens ordonnés à cette fin, et les diriger par ses ordres, il est clair d’après nos précédentes explications que le roi, de même qu’il est soumis au gouvernement commis à la charge des prêtres, doit pareillement être à la tête de toutes les affaires humaines et les ordonner par l'autorité de son gouvernement.


Sa fin : la vie vertueuse des sujets

Or, tout homme à qui il incombe de parfaire une chose en l'ordonnant à une autre comme à sa fin, doit tendre à conformer son œuvre à cette fin ; ainsi, le forgeron fait-il une épée qui convienne au combat, et l’architecte dispose-t-il une maison qui soit habitable. Si donc la vie présente vertueuse a pour fin la béatitude céleste, il appartient en conséquence à la fonction royale de procurer la vie vertueuse de la multitude, selon ce qui convient à l’obtention de la béatitude céleste ; c'est-à-dire qu'il doit prescrire ce qui conduit à cette béatitude céleste et interdire autant que possible ce qui y est contraire.
Quelle est la voie qui mène à la vraie béatitude et quels en sont les obstacles, la loi divine, dont l'enseignement relève de l'office du prêtre, nous le fait connaître, selon cette parole de Malachie : « Les lèvres du prêtre garderont la science et sur ses lèvres on recherchera la Loi » (Ma 2,7). Aussi le Seigneur prescrit-il ce commandement dans le Deutéronome :
« Dès que le roi sera sur le trône de sa royauté, il copiera sur un livre pour son usage personnel la partie deutéronomique de cette loi, d'après l'exemplaire remis par les prêtres de la tribu de Lévi ; il l'aura avec lui et le lira tous les jours de sa vie afin d'apprendre à craindre le Seigneur son Dieu et à garder les paroles et les cérémonies prescrites dans cette loi. » (Dt 17,18-19)
Le roi, instruit dans la loi divine, doit donc faire porter son principal effort sur la manière dont la multitude de ses sujets pourra mener une vie bonne. Cet effort consiste en trois points : premièrement, établir la vie vertueuse dans la multitude qui lui est soumise ; deuxièmement, la conserver une fois établie ; troisièmement, non seulement la conserver mais la faire progresser.


Instauration de la vie vertueuse

Or la vie vertueuse d’un seul homme requiert deux conditions : l'une, la principale, est d'agir selon la vertu (la vertu étant ce par quoi l'on vit bien) ; l'autre, secondaire et comme instrumentale, la suffisance des biens corporels dont l'usage est nécessaire à la pratique de la vertu. Toutefois, si l'unité même de l'homme est l'effet de la nature, l'unité de la multitude, que l'on nomme paix, doit être procurée par les soins du roi. Ainsi, trois conditions seront requises pour l’instauration de la vie vertueuse dans la multitude. La première, que cette multitude s’établisse dans l'unité de la paix ; la seconde, qu'étant unie par le lien de la paix, elle soit dirigée à bien agir ; car, s'il est impossible à l'homme de bien agir sans l'unité de ses parties, il sera de même impossible de bien agir à une société humaine privée de l'unité de la paix, en raison de ses luttes intestines ; la troisième condition requise est que la prudence du souverain prévoie tous les biens matériels requis à cette vie bonne.


Conservation de la vie vertueuse

Cette vie bonne ainsi mise en place par les soins du roi, il lui reste à veiller à sa conservation. Or trois obstacles s'opposent à ce maintien du bien public, dont le premier provient de la nature [1] : on ne vise pas seulement à procurer temporairement le bien de la multitude, mais on vise à ce qu’il soit, en quelque sorte, perpétuel. Or, les hommes, étant mortels, ne peuvent durer toujours, et pendant leur vie, ils ne jouissent pas en permanence de la même vigueur, car la vie humaine est sujette à bien des vicissitudes, et par conséquent ils ne sont pas aptes à remplir leurs offices avec la même perfection pendant toute leur vie. Le second empêchement au maintien du bien public, et dont la cause est interne [2], réside dans la perversité des volontés, soit qu'on mette de la nonchalance dans l'accomplissement de ce que requiert la chose publique, soit surtout qu'on nuise à la paix générale, lorsqu'en violant la justice on trouble la paix d'autrui. Quant au troisième empêchement, qui s'oppose à la conservation même de l’État, il provient d'une cause extérieure : ce qui arrive lorsque l'invasion de l'ennemi brise la paix au point même que le royaume ou la cité sont détruits de fond en comble.


Obstacles et remèdes à la conservation de la vie vertueuse

Une triple tâche s'impose donc au roi contre ces trois obstacles. La première est relative à la succession des hommes et à leur remplacement dans les divers offices ; dans les êtres corruptibles, qui ne peuvent rester toujours les mêmes, le gouvernement divin a disposé que, par la génération, ces êtres succèdent les uns aux autres et qu’ainsi persiste l'intégrité de l’univers [3] ; de même, le roi veillera à la conservation du bien de la société par la sollicitude qu'il apportera à ce que les disparus soient remplacés par d'autres [4]. Deuxièmement, il faut que, par ses lois et ses décrets, les châtiments et les récompenses, il détourne ses sujets de l'iniquité et les incite à des œuvres conformes à la vertu, prenant modèle sur Dieu qui a donné des lois aux hommes, récompense ceux qui les observent et châtie ceux qui les transgressent. En troisième lieu, le roi protégera contre toute agression ennemie l'ensemble de ses sujets : à quoi servirait-il en effet d'éviter les périls intérieurs, s'il ne pouvait conjurer les périls extérieurs ?


Progrès de la vie vertueuse

Reste enfin une troisième chose qui incombe au roi en vue de la bonne institution de la société : veiller au progrès de son peuple sur tous les points dont nous avons parlé ; ce qui implique de corriger ce qui peut être contraire à l'ordre établi, de suppléer à ce qui peut faire défaut et de perfectionner ce qui peut l’être. Aussi l'Apôtre conseille-t-il aux fidèles d'aspirer toujours aux « dons supérieurs » (1 Cor 12,31).
Tels sont donc les devoirs d'un roi, que nous allons maintenant exposer en détail.


La fondation de la Cité



Traitons donc d’abord de la fondation de la Cité ou du royaume [5]. Suivant Végèce [6], « les nations les plus puissantes et les princes qui se sont fait un nom n’estimèrent rien de plus glorieux que de fonder de nouvelles cités, ou qu'ils attachèrent leur nom à l'agrandissement de celles que d'autres avaient fondées. » Ce qui est conforme aux enseignements de l’Écriture Sainte ; le Sage dit en effet dans l'Ecclésiastique que « l'édification d'une cité assure la durée d'un nom » (Si 40,19). Qui donc aujourd'hui connaîtrait le nom de Romulus, si celui-ci n'avait fondé Rome ?


Le climat tempéré convient à la santé des corps.

Pour la fondation d'une cité ou d'un royaume, le roi, s'il en a la faculté, doit tout d’abord choisir une région à climat tempéré : un climat tempéré apporte en effet bien des avantages aux habitants. Tout d'abord la douceur du climat procure aux hommes santé corporelle et longévité. La santé en effet consistant en un certain tempérament des humeurs [7], se conserve bien dans une région tempérée, car le semblable se conserve par son semblable. S’il y a excès de froid ou de chaleur le corps subit certaines transformations en rapport avec la qualité de l’air ; aussi, en vertu d'une certaine faculté naturelle, certains animaux émigrent au temps froid dans des régions chaudes, regagnant les régions fraîches au temps chaud, cette disposition contraire des lieux leur garantissant une température modérée.
D'autre part, comme l'animal vit grâce à la chaleur et à l’humidité, une température trop élevée dessèche bientôt l’humidité naturelle et la vie cesse, ainsi qu’une lampe s'éteint si la trop grande ardeur de sa flamme consume son liquide. On rapporte que, pour cela, dans les régions les plus chaudes de l’Éthiopie, les hommes ne peuvent guère vivre au delà de trente ans ; quant aux régions par trop froides, l'humidité naturelle s'y congèle facilement et la chaleur vitale s'y éteint [8].


Le climat tempéré convient à la vertu militaire.

Ensuite, pour la bonne conduite des guerres, qui assurent la sécurité de la société humaine, le climat tempéré présente beaucoup d’avantages. Car, ainsi que le rapporte encore Végèce [9], « toutes les nations voisines du soleil, desséchées par une chaleur excessive, sont réputées avoir plus de sagesse mais moins de sang ; aussi leurs habitants manquent-ils de constance et de hardiesse dans les combats rapprochés, car sachant qu'ils ont peu de sang, ils craignent de recevoir des blessures. Par contre, l'éloignement des ardeurs du soleil rend les peuples nordiques certes plus inconsidérés, mais aussi plus riches de sang, et donc naturellement plus guerriers. Quant à ceux qui habitent des régions plus tempérées, ils ont assez de sang pour mépriser les blessures et la mort, sans pourtant manquer de cette prudence qui leur fera garder la modération dans les retranchements et qui ne leur donne pas moins d’habileté au combat. » [10]


Le climat tempéré convient à la vie politique.

Enfin une région tempérée n’est pas peu favorable à la vie politique. En effet, comme l'écrit Aristote dans sa Politique : « Les peuples qui habitent les pays froids sont pleins de courage, mais davantage dépourvus d’art et d’intelligence ; aussi conservent-ils leur indépendance plus longtemps ; ils ne vivent pas en société politique organisée et ne peuvent pas commander à leurs voisins de par leur manque de sagesse pratique. Quant aux peuples des pays chauds, ils sont doués pour les sciences et les arts, mais ils manquent de courage ; aussi demeurent-ils en sujétion et en asservissement. Mais ceux qui habitent des contrées moyennes ont à la fois courage et intelligence ; aussi savent-ils conserver leur liberté, mener une excellente vie politique, et aussi dominer les autres » [11].
On doit donc choisir une région tempérée pour fonder une cité ou un royaume.






[1] Cet obstacle provient de la nature corporelle et donc corruptible de l’homme. Les autres obstacles ne viennent pas de la nature, mais de la malice de la volonté humaine.

[2] Cette cause n’est pas naturelle, mais elle est interne à la société.

[3] Conservation de l’espèce par les générations des individus.

[4] Les espèces animales se perpétuent naturellement. Les individus humains périssent mais le Prince doit veiller à la perpétuation de la Cité. Ce qui condamne la politique à court terme. Pour que la Cité se perpétue il faut non seulement que la population se renouvelle, comme pour toute espèce animale, mais encore que les arts et les métiers, les magistratures, l’éducation et la civilisation se transmettent de génération en génération. Toute Cité repose sur la vigueur de sa tradition vivante.

[5] Pour traiter de la vie de la Cité dans son ensemble, il faut d’abord traiter de son institution. Les considérations de Saint Thomas, qui portent sur la fondation d’une Cité dans le monde antique et médiéval, peuvent sembler désuètes. Analogiquement, les mêmes questions se posent aujourd’hui quant à la structure politique des peuples ayant déjà une existence ancienne et quant aux nations anciennement colonisées.

[6] Epitoma rei militaris, prologue. Flavius Vegetius Renatus était historien militaire du temps de Valentinien II et Théodose le Grand.

[7] Selon la médecine antique la santé consiste dans les proportions harmonieuses des ‘liquides’ ou ‘humeurs’ du corps.

[8] Saint Thomas rapporte ici les opinions communes de son temps. Mais qui pourrait nier que la civilisation est née et s’est développée dans les régions de climat tempéré, spécialement en Grèce ?

[9] Epitoma rei militaris I, chapitre 2

[10] Là encore Saint Thomas ne fait que rapporter les opinions communes de l’Antiquité. Il n’empêche que l’Histoire des derniers siècles confirme ces remarques. Retenons-en surtout que l’homme n’est pas une essence abstraite et que les circonstances physiques conditionnent son comportement moral. Quant aux vertus nécessaires à la vie militaires, si elles ne sont plus les mêmes dans leur conditionnement matériel, elles présupposent toujours la force morale et la volonté de défendre la Patrie, faute de quoi on va remplacer le courage et la volonté par les drogues.

[11] Aristote, Politica VII, c.7 (Commentaire de Pierre d’Auvergne, continuateur de Saint Thomas, lectio 5) Essentiellement les hommes sont égaux, mais ils ne naissent pas égaux ; les peuples non plus. Il faut refuser les faits pour ne pas voir la diversité des génies et des déficiences. On ne gouverne pas en Italie comme en Allemagne, en Europe comme en Afrique ! Là encore l’influence de l’environnement est déterminante. C’est l’idéalisme moderne qui impose les mêmes lois et les mêmes ‘normes’ à tous les peuples.