De Regno II. b) : Modèle divin


Le modèle divin



L'auteur étudie la fonction propre du roi et ses caractéristiques ; il montre comment la raison du gouvernement royal se conçoit d’après celle du gouvernement divin.


Lire la première partie de cette étude...

Voir notre introduction au De Regno de saint Thomas d'Aquin...


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Voir le plan spécial du deuxième livre De Regno...


Plan de cet article :



De même que l'institution d'une cité ou d'un royaume se conçoit d’après celle du monde, la raison du gouvernement de cette cité ou de ce royaume est à concevoir d’après celle du gouvernement du monde.


Fin intrinsèque et fin extrinsèque

Avant toute autre chose, on doit considérer que gouverner consiste à conduire convenablement ce dont on a la charge à la fin qui s'impose ; aussi dit-on qu'un navire est gouverné, lorsque l'industrie du pilote le conduit directement au port et sans avarie. Si donc quelque chose est ordonné à une fin extrinsèque, ainsi que le navire l'est au port, la fonction de celui qui gouverne consistera non seulement à conserver intacte la chose elle-même, mais en outre à la conduire jusqu'à sa fin. Si par contre, il y avait quelque chose dont la fin ne fut pas extrinsèque, l'intention de celui qui gouverne serait seulement de conserver cette chose dans sa perfection et son intégrité. Et, bien qu'on ne trouve rien de tel au monde, en dehors de Dieu Lui-même [1] qui est la fin de toutes choses, toutefois le soin que réclament les choses ordonnées à une fin extrinsèque se trouve fréquemment entravé par divers obstacles. Peut-être faudra-t-il un homme chargé de conserver la chose dans son être, et un autre chargé de la mener à une perfection plus haute, comme on le voit dans la direction d’un navire, d’où est pris le terme même de gouvernement [2]. En effet le charpentier a la charge de réparer les avaries qui se seraient produites dans le vaisseau ; mais c'est l'office du pilote de conduire le navire au port [3]. Ainsi en est-il pour l'homme : le médecin apporte ses soins à conserver la vie de l'homme, l'économe à fournir ce qui est nécessaire à son entretien, le docteur à lui faire connaître la vérité, l'éducateur à ce qu'il vive selon la raison.




Fin extrinsèque de l’homme

Si l'homme n'était pas ordonné à quelque autre bien extérieur, il lui suffirait ce que nous venons d'énumérer [4] ; mais l’homme qui mène cette vie mortelle a aussi un bien extrinsèque, à savoir l’ultime béatitude, qu'il espère recevoir après la mort, dans la jouissance de Dieu, selon la parole de l'Apôtre :
« Tant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur » (2 Cor 5,6).
C'est pourquoi le chrétien, à qui cette béatitude est acquise par le sang du Christ et qui, pour l'obtenir, a reçu « les arrhes de l'Esprit-Saint », réclame un autre secours, spirituel celui-là, qui le dirige au port du salut éternel.
Ce secours, ce sont les ministres de l’Église de Jésus-Christ qui le procurent aux fidèles [5].


Fin intrinsèque de la société humaine

Or, on doit juger de la fin de toute la multitude de la même façon que celle de l'individu [6]. Si donc la fin ultime de l'homme était un bien quelconque qui lui soit inhérent et que la fin de la multitude à gouverner fût d’acquérir un tel bien et d’y demeurer. Et si, en outre, cette fin dernière de l'homme, pris individuellement ou collectivement, était de nature corporelle, comme le sont la vie et la santé, elle serait du ressort du médecin ; si cette fin dernière était l'abondance des richesses, c’est un économe qui régirait sa société [7] ; si ce bien était une connaissance de la vérité que la multitude des hommes pût atteindre, le roi n'aurait d’autre fonction que celle de docteur.
Or il est évident que la fin d'une multitude réunie en société est de vivre selon la vertu : en effet, les hommes se réunissent pour bien vivre ensemble, but que ne peut atteindre l'homme isolé ; or vivre bien c’est vivre selon la vertu ; donc la fin de la société humaine est la vie selon la vertu.

Voir notre article : Bien commun et "bien vivre"...

Un signe en est que seuls sont parties de la société ceux qui sont unis dans la participation à cette vie bonne. Si, en effet, les hommes ne se réunissaient que pour vivre, purement et simplement, les animaux et les esclaves devraient être comptés comme parties de la société civile ; si c’était pour acquérir des richesses, tous ceux qui font des affaires ensemble suffiraient à former une cité. Aussi voyons-nous que l’on ne compte comme membres d’une même société ceux-là seuls qui, sous les mêmes lois et le même gouvernement, sont dirigés vers une vie vertueuse [8].


Fin extrinsèque de la société humaine

Mais, puisque l'homme, en vivant selon la vertu, se trouve ordonné à une fin ultérieure qui consiste, nous l'avons déjà dit, en la jouissance de Dieu et que la fin de la multitude des hommes est la même que celle de l’homme individuel [9] ; la fin dernière de la société n'est donc pas de vivre selon la vertu, mais d'atteindre, par cette vie vertueuse, la jouissance de Dieu.


Le Christ-Roi

Or, si par les seules forces de la nature humaine, on pouvait atteindre cette fin, il appartiendrait nécessairement à la fonction royale d’y diriger les hommes. Nous attribuons en effet le nom de roi à celui qui a en charge le soin générale des affaires humaines. Et le gouvernement est d'autant digne qu'il est ordonné à une fin plus élevée, car c’est au même qu’est commis le soin de la fin dernière et le commandement des hommes dont l'activité est ordonnée à cette fin ; aussi le pilote auquel appartient de diriger la navigation donne des ordres au constructeur pour lui indiquer le genre de vaisseau approprié à son dessein ; et l’homme politique qui veut avoir des armes à son usage, commande à l'armurier le genre d'armes que celui-ci devra fabriquer.
Mais comme l'homme n’atteint pas sa fin qui est la jouissance de Dieu, par les facultés humaines, mais par la puissance divine [10], selon le mot de l'Apôtre : « la vie éternelle est une grâce de Dieu » (Rm 6,23), ce n’est pas au gouvernement humain, mais au gouvernement divin de le conduire à cette fin.
Or un tel gouvernement relève de ce roi qui n'est pas seulement homme, mais aussi Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ, lequel, en faisant des hommes fils de Dieu, les a introduits dans la gloire céleste. C'est donc là le pouvoir qui Lui a été donné et qui ne périra pas (Dn 7,14) ; aussi les Livres Saints Lui donnent-ils le titre non seulement de prêtre, mais de roi, comme dit Jérémie : « Un roi régnera qui sera sage. » (Jr 23,5); de Lui découle un sacerdoce royal ; et, qui plus est, tous les fidèles du Christ, en tant qu'ils sont ses membres, sont appelés rois et prêtres [11].
[12]

Voir notre article sur la fête du Christ-Roi...


Le Prince et L’Église

Pour que le spirituel soit bien distingué du temporel l'administration de ce royaume n'a pas été commise aux rois de la terre, mais aux prêtres et principalement à notre « Grand Prêtre », le successeur de Pierre, le Vicaire du Christ, le Pontife Romain, à qui tous les rois du peuple chrétien doivent se soumettre comme à Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même [13]. Comme on l’a dit, c’est à celui qui a soin de la fin dernière que doivent se soumettre ceux que regarde le soin des fins intermédiaires, et c’est par ses ordres qu’ils doivent être dirigés [14].
Comme le sacerdoce des gentils et tout leur culte idolâtrique avait pour but l'acquisition des biens temporels, tous ordonnés au bien commun de la multitude dont le soin incombe au roi, il était convenable que leurs prêtres fussent soumis aux rois.
Et comme dans l'Ancienne Loi ce n’est pas des démons mais du vrai Dieu que les biens temporels étaient promis au peuple fidèle, les prêtres aussi étaient soumis aux rois, comme nous le lisons dans l’Ancienne Loi [15]. Par contre, dans la Loi nouvelle, il existe un sacerdoce plus sublime, qui fait passer les hommes aux biens célestes ; c'est pourquoi, dans la loi du Christ, les rois doivent être soumis aux prêtres.
Aussi, par une admirable disposition de la divine Providence, il est arrivé que, dans cette ville de Rome, prévue par Dieu comme future capitale du sacerdoce chrétien, prévalut la coutume suivant laquelle les chefs de la cité reconnaissaient l'autorité des prêtres. Comme l’écrit Valère Maxime,
« notre Cité a toujours estimé que tout devait céder le pas à la religion, même dans les choses où elle voulait faire apparaître l'éclat de sa souveraine majesté. C'est pourquoi ses chefs n'hésitèrent pas à servir la religion, dans la pensée qu'ils obtiendraient le pouvoir sur les choses humaines s'ils se comportaient vraiment et en toute occasion comme les serviteurs de la puissance divine. » (Fact. et dict. memor. I, 1, 9)
Et de même, la religion du sacerdoce chrétien devant fleuri un jour en Gaule, Dieu pourvut à ce que, déjà chez les Gaulois, les prêtres païens, appelés 'druides', définissent le droit de toute la Gaule, ainsi que le rapporte Jules César dans La guerre des Gaules [16].

Voir notre article : Roi et Pape, Cité et Église...

Lire la suite du De Regno de saint Thomas d'Aquin...



[1] Dieu seul n’a pas de fin. Il est le seul être qui ne soit pas ‘motivé’, qui ne cherche pas à obtenir quelque chose pour devenir heureux et parfait.
« Il y a bien des êtres qui agissent et pâtissent [au sens où ils reçoivent une perfection] en même temps ; ce sont les agents imparfaits, car il leur convient d'acquérir quelque chose même en agissant. Mais il n'appartient pas au premier agent, qui est pur agent, d'agir pour acquérir une fin; il veut seulement communiquer sa perfection, qui est sa bonté. Et chaque créature entend obtenir sa propre perfection, qui est une ressemblance de la perfection et de la bonté divines. » (Saint Thomas d'Aquin, Summa Theologica I, 44, a4)

[2] Le latin gubernare signifie proprement : diriger un navire. Le sens politique est dérivé.

[3] On distingue deux fins :
- la fin intrinsèque, qui est le perfectionnement interne à la chose elle-même, son opération la plus digne et la plus élevée ;
- la fin extrinsèque : le résultat produit par cette opération ou bien la réalité extérieure à laquelle la chose est ordonnée et de laquelle elle obtient sa perfection.

[4] La fin intrinsèque de l’homme est son propre perfectionnement. C’est à cela que se limite la politique d’Aristote. Ceci ne contredit pas la primauté du bien commun politique. Ce dernier est en effet intrinsèque à l’humanité. C’est que le bonheur est commun. Le bien commun politique n’est pas une réalité extrinsèque ; il consiste dans l’activité commune des citoyens.

[5] Par la Révélation nous savons que l’homme a une fin extrinsèque suprême. Comment la fin intrinsèque, le bien commun politique, est-elle ordonnée à cette fin extrinsèque ? Quel rapport y a-t-il entre ces deux fins ? Avant de traiter cette question, saint Thomas poursuit son exposé quant à la fin intrinsèque.

[6] Aristote, Politique, VII, c.2

[7] Telle semble bien être la conception de la société actuelle : tout est conçu et gouverné en fonction de l’économie. L’homme politique est premièrement économiste. Le gouvernement de la Cité ne se préoccupe que de l’économie. Ce qui est proprement politique n’est envisagé qu’en fonction de la rentabilité économique. Culture, civilisation, et même religion, sont considérés comme des ‘produits’ à vendre.

[8] La fin intrinsèque est le ‘bien vivre’. Ce bien commun n’est pas dans l’activité industrielle ou artistique - le faire - , laquelle ne saurait être commune à toutes les parties de la Cité. La Cité ne vise pas la production d’un bien matériel. La prospérité économique n’est qu’une condition d’activités plus élevées. L’activité proprement politique est d’ordre moral, de l’ordre de l’agir, car elle est la perfection de l’action commune des personnes et des communautés qui constituent la Cité. La vie vertueuse est non seulement un moyen de mériter la béatitude éternelle, mais constitue aussi le bonheur ici-bas. La vertu rend facile et donc agréable l’œuvre bonne. L’homme se perfectionne et accède au bonheur par la pratique des vertus. Ses activités l’épanouissent et le rendent heureux dans la mesure où elles sont vertueuses. Une société dont le but n’est que la prospérité matérielle ne peut avoir proprement de bien commun. Son unité n’est fondée que sur la convergence fragile des intérêts matériels. L’unité culturelle et historique est donc appelée à disparaître au profit d’une globalisation matérielle au service des puissances économiques.

[9] Cette fin extrinsèque est donc non seulement la fin de chaque homme en particulier, mais encore de toute l’humanité prise en son ensemble. Prendre le terme de ‘multitude’ au sens matériel ne signifierait rien de plus que la même vérité exprimée au pluriel. C’est donc qu’il ne s’agit pas simplement de l’ensemble des hommes, mais des hommes comme constituant une société ; c’est bien le sens qu’a le terme ‘multitude’ jusqu’à présent dans l’exposé de Saint Thomas. Autrement dit, cette fin extrinsèque est non seulement la fin de chaque homme pris séparément, mais encore la fin de la Cité. Ceci ne signifie pas que la Cité, en tant que telle, soit sujet de la vision béatifique, mais elle lui est ordonnée comme une fin intermédiaire à la fin ultime.

[10] La fin intrinsèque, qui est la vie vertueuse, est atteinte - de soi, si l’on fait abstraction des conséquences du péché originel - par les seules forces humaines.
La fin extrinsèque est bien atteinte par les forces humaines - sinon cette fin extrinsèque serait étrangère à la nature humaine et ne pourrait en être le bonheur - mais ces forces humaines sont à elles-seules impuissantes si elle ne sont surélevées par une action proprement divine. C’est là tout le mystère de la vie surnaturelle par Jésus-Christ. (Saint Thomas d'Aquin, Summa Theologica I, 12, a4 ; I-II, 5, a5 ; Contra Gentes III, c. 52 ; 147 ; De Veritate, 8, a3, ad12 ; 12, a3, ad12 ; 24, a14 ; 27, a2-3)

[11] Ap 1,6 ; 5,10 ; 20,6. Ce sacerdoce ‘royal’ est à distinguer du sacerdoce ‘ministériel’ conféré par le sacrement de l’Ordre.

[12] La vie éternelle ou fruition divine est au-delà des capacités de la seule nature humaine. Il appartient au roi de conduire au bonheur naturel et terrestre, mais, le bonheur éternel, étant hors de portée des seules forces de la nature humaine, sera objet du gouvernement d’un autre prince : le Christ. Autre prince, donc autre société. Il y aura donc une autre société que la société politique : l’Église. On voit que le principe ‘l’homme est naturellement social’ vaut aussi dans l’ordre surnaturel. L’homme ne parvient pas seul à la vie éternelle mais au sein d’une société, par l’Église et dans l’Église.

[13] Non seulement tous les hommes à titre personnel, y compris les rois à titre privés, sont tenus d’obéir au vicaire du Roi qui les conduits à la vie éternelle, mais encore les rois en tant que tels, sinon pourquoi saint Thomas en ferait-il mention ? Que les rois soient soumis au vicaire du Christ, implique que les sociétés politiques soient soumises à l’Église.

[14] Aucun être ne peut avoir deux fins ultimes. Si la fin ultime, pure et simple, de l’homme est la vie éternelle, le bien commun temporel n’est qu’une fin intermédiaire. La communication dans le ‘bien vivre’ ou bien commun temporel est ordonné à la vie éternelle. Donc le gouvernement royal dont l’office est le bien commun temporel, est soumis au gouvernement du Christ et à son vicaire, le Pontife Romain ; la Cité est soumise à l’Église.

[15] Le sacerdoce de l’Ancien Testament n’étant pas immédiatement ordonné à la vie éternelle mais aux biens temporels (donnés par Dieu) ; il était donc soumis au pouvoir royal.

[16] De bello gallico, VI, c.13, 5