LA FAMILLE en philosophie (5)

Lire l'article précédent de cette étude ...

Vie de la famille



Vie commune


Le propre de l’amitié est la convivence.
“La convivence est requise à l’amitié comme son acte propre. Aristote dit que rien n’est propre aux amis en tant que tels comme de vivre ensemble. [...] Demeurer ensemble pendant la journée, c’est à dire pendant un temps appréciable avec des amis, même ceux qui jouissent d’une aisance matérielle le recherchent.”[1]
Ceci vaut éminemment pour la famille. L’unité, l’existence, la prospérité d’une société sont fondées sur l’amitié[2], non pas sur des lois et des règlements. L’amitié familiale, aussi bien entre les conjoints qu’entre parents et enfants, est vitale pour son unité et sa permanence. Or, le maintien et le développement de l’amitié familiale requièrent tout d’abord la convivence, c’est-à-dire la vie commune dans la concorde, la paix et la joie.

Pour cela il y a une condition matérielle de base : habiter ensemble. C’est évident, mais ce n’est pas si simple. Il faut d’abord de bonnes conditions de logement familial, ce qui dépend en grande partie de la politique[3]. Le système actuel oblige parfois à de longues séparations, ce qui provoque des désastres pour l’unité du couple et l’éducation des enfants. On sacrifie le bien de la famille à la rentabilité économique et on récolte des conséquences morales et psychologiques qui finissent par handicaper l’économie elle-même : dépressions nerveuses, troubles et malaises généralisés, etc.


La vie quotidienne


Si le logement ne fait fonction que de dortoir, la vie familiale ne peut prospérer. L’amitié requiert des activités communes, à commencer par la plus élémentaire, se nourrir. Cette opération est commune aux hommes et aux animaux, mais un repas humain n’est pas un repas d’animaux ! Il est une marque essentielle d’amitié et ne se réduit pas à une opération ‘végétative’.

Le repas en famille est un élément fondamental de sa vie. Il implique que chacun fasse effort pour ne pas être en retard ni partir en avance, que ce repas soit occasion de communication, de détente, d’attention réciproque. La réunion au repas familial est inutile si chacun se plonge dans sa lecture favorite et ignore les autres ‘convives’. Radio et télévision sont bien évidemment très nocives en l’occurrence.
Avant le repas, il y a la cuisine. L’habitude se prend de plus en plus d’acheter des plats tout préparés et standardisés, et l’art culinaire, qui s’apprend d’abord en famille, finit par disparaître au grand dommage, non seulement de la santé physique, mais aussi de la santé morale de la famille. La qualité du repas est un témoignage d’attention et de sollicitude mutuelles, un signe de civilisation. La ‘personnalité’ et la culture d’une famille se voit d’abord dans la tenue de la table et la tenue à table.

Les actes de la vie quotidienne, même les plus simples, ne laissent pas d’être communs, ou très proches, entre les membres de la famille. C’est par ces actes quotidiens que s’effectue la communication. L’homme est un animal naturellement communicatif, comme il est naturellement social. Communiquer est essentiel à la famille ; il faut donc parler et ne rien dissimuler.
On voit ici spécialement pourquoi l’absence physique ou morale du foyer est préjudiciable : il faut passer du temps ensemble, et souvent, pour pouvoir partager opinions, impressions, informations diverses, à travers lesquelles s’expriment plus ou moins caractères et personnalités, afin de ne pas vivre étrangers les uns envers les autres. C’est bien souvent l’absence de communication qui aboutit au divorce, à l’éclatement.


Faire, agir, contempler


Les activités proprement humaines se répartissent en trois catégories : faire, agir, contempler.

Le faire désigne toute activité où l’homme produit quelque chose à partir de la matière. Il faut inclure ici aussi bien l’activité professionnelle que les loisirs, le passe-temps ou ‘hobby’... Une activité professionnelle familiale où les enfants aident les parents avant de prendre leur succession, est certainement la meilleure situation pour la vie familiale, et même pour la qualité travail. Certains métiers ne s’apprennent vraiment bien qu’en famille (par exemple l’agriculture). Or, ceci est de plus en plus difficile dans l’économie actuelle.
Mais si l’activité professionnelle commune est impossible, il reste le travail manuel domestique.

Que tous les membres d’une famille se mettent à un travail manuel commun (jardin, aménagement de la maison, ou tout autre) est certainement un grand facteur d’unité et de progrès de l’amitié familiale. On peut noter à cette occasion la convenance de la coopération de tous aux soins du ménage et de l’aménagement de l’habitation. La transmission d’arts et de métiers au sein de la famille (cuisine, confection des vêtements, etc.) ainsi que de tout ce qui conditionne le cadre matériel de sa vie, constitue un part importante de la “tradition familiale” qui maintient vivante une civilisation, alors que le recours exclusif aux productions industrialisées, standardisées, et l’intérêt dominant pour l’électronique et l’informatique, nivellent les personnes et façonnent les hommes sur un unique modèle, à la manière des marchandises sérielles des supermarchés.


L’agir désigne toute activité où l’homme agit sur lui-même ou sur les autres hommes. C’est le domaine propre de la politique et de la morale. Le gouvernement et la vie commune de la famille sont de cet ordre ; c’est l’économie au sens ancien du terme[4]. De soi, la vie politique dépasse le cadre de la famille, mais il peut s’agir d’une activité professionnelle spécialement cultivée dans une famille.
On peut noter au passage la valeur, pour la Cité, de familles dont la politique serait l’activité propre, et dont l’intérêt bien compris irait de pair avec le bien commun de la Cité. Hélas, les familles ‘politiques’ relèveraient plutôt aujourd’hui de l’oligarchie financière...

Enfin, contempler englobe tout ce qui est du domaine de la culture, de la philosophie et de la religion. La communication et la coopération des membres de la famille en ce domaine sont des plus importantes. Cela commence par des choses toutes simples, à la portée de tous, comme la veillée familiale, avec récits et jeux, lectures et chants[5], jusqu’à des activités plus élaborées comme l’enseignement et les études.
La religion appartient à ce secteur. D’un point de vue purement naturel et politique, la religion n’est pas seulement une affaire personnelle ; elle est aussi une affaire familiale. La famille transmet sa religion, avec le reste de la civilisation. Traditionnellement, le père de famille jouit d’une autorité en ce domaine, voire d’une fonction sacrée. Si la religion ne se réduit pas à une opinion privée et à quelques pieux sentiments, mais engage véritablement toute la vie, elle est le facteur principal d’unité et de prospérité de la famille.

Il faudrait ajouter les loisirs qui ont tant d’importance aujourd’hui : vacances et divertissements à domicile ou hors de la maison, jeux de société (remplacés aujourd’hui par des jeux informatiques solitaires). Il importe que la vie commune de la famille ne se réduise pas à des activités ‘sérieuses’, mais que l’on sache rire et jouer ensemble, bref qu’il y règne une atmosphère d’harmonie et de sécurité, de joie et de bonheur, meilleure défense contre les menaces extérieures et les tentations centrifuges.


Rayonnement de la famille


Toute cette vie commune n’entraîne pas que la famille soit comme un cloître ou une prison. Il est légitime que chacun, à proportion de sa maturité, ait des activités extérieures, et que la famille, en partie ou dans son ensemble, s’y implique ; qu’une famille reçoive d’autres familles, soit reçue par elles, bref, qu’elle s’insère dans l’ensemble de la vie de la Cité et de l'Église.
Une famille peut rayonner, accueillir, se dévouer et prendre en charge une activité particulière dans le cadre de l'Église ou de la Cité. De soi elle n’a rien à perdre à cette ouverture vers le monde extérieur, au contraire. Une attitude frileuse et fermée provoquera l’étiolement, l’étouffement, voire la révolte de certains membres. Une cellule vit dans un organe, et l’organe dans l’ensemble du corps, ce qui comporte contacts et relations, échanges et communications. Nous pouvons reprendre toutes les activités énoncées plus haut (alimentation, artisanat, politique, culture) et constater que la famille à tout à gagner dans les communications avec les personnes, les autres familles et les diverses communautés qui constituent la Cité. La famille doit savoir sortir d’elle-même et surtout accueillir. Les parents risquent de causer du détriment à leur famille et à leurs enfants, les marginaliser ou les confiner dans un étroit égoïsme, en les enfermant sous prétexte de vie familiale.

Mais pour que cette ouverture ne mette pas en péril l’unité de la famille, elle doit être conduite prudemment. La fonction du chef de famille est ici capitale. C’est à proportion de sa maturité qu’un plant peut être sorti de la serre. La dispersion incontrôlée, la multiplication des activités hors de l'enceinte familiale, l’ouverture prématurée et sans discernement, peuvent nuire durablement aussi bien aux personnes qu’aux communautés. Il faut ajouter que le monde actuel est particulièrement nocif et hostile aux familles : il oblige à des restrictions qui n’étaient pas jadis nécessaires. Mais c’est une raison supplémentaire pour les familles ‘saines’ de bien s’unir et de coopérer. Une attitude négative et exclusivement répressive peut pousser les jeunes générations à la révolte, au lieu de leur donner de réagir par elles-mêmes aux agressions contraires à la famille et à la civilisation.


Lire la suite ...


[1] Éthique, Commentaire de saint Thomas, VIII, lectio 5, n. 1600
[2] Éthique, Commentaire de saint Thomas, VIII, lectio 9
[3] Au 20e siècle, bien des familles dans les villes soviétiques habitaient dans des appartements collectifs, où seules les chambres à coucher étaient privées. On imagine les difficultés...
[4] Économie vient des deux mots οἶκος (famille ou maison) et νóμος (loi).
[5] La médecine confirme l’importance du chant pour le développement et l’entretien de l’appareil respiratoire...