de Regno I. (7) : Châtiment des tyrans


Les tyrans perdent les biens
qu’obtiennent les bons rois.



Ici commence le huitième chapitre du De Regno de SAINT THOMAS D'AQUIN.
L'auteur a précédemment montré quelle est la gloire octroyée aux bons souverains en récompense de leur fidélité.


Lire le chapitre précédent : De Regno I. (6) ...

Plan de cet article :
Les tyrans perdent les biens qu’obtiennent les bons rois.
Malheur éternel
Perte de l’amitié
Instabilité du pouvoir par manque d’amitié
Instabilité du pouvoir par manque de fidélité
Insuffisance de la crainte
Confirmation par l’Histoire
Malédiction divine
Misère matérielle
Mauvaise réputation
Les supplices des tyrans
Les tyrans sont damnés pour leur propre injustice.
Les tyrans sont damnés pour l’injustice de leurs successeurs.
Les tyrans sont damnés pour leur infidélité.
Récapitulation du livre premier de Regno



Malheur éternel

Puisque les rois se voient offrir une si grande récompense dans la béatitude céleste s’ils se sont bien comportés dans leur gouvernement, ils doivent s'observer eux-mêmes avec un soin attentif de manière à ne pas tomber dans la tyrannie. Rien ne doit leur être plus agréable que de passer des honneurs royaux, qui les grandissent sur terre, à la gloire du royaume des Cieux. Ils se trompent bien, les tyrans qui pour quelques avantages terrestres délaissent la justice et se privent de la récompense si grande qu'ils pouvaient obtenir en gouvernant avec justice. Combien il est sot de perdre les biens suprêmes et éternels pour des biens mesquins et fugitifs, il n'y a qu'un insensé ou un infidèle pour l’ignorer.


Perte de l’amitié

Voir notre article sur L'amitié en politique ...

Ajoutons encore que ces avantages temporels, qui ont fait quitter la justice aux tyrans, adviennent avec plus de profit encore aux rois qui observent cette même justice. Tout d'abord, entre tous les biens de ce monde, rien ne semble digne d'être préféré que l’amitié. C'est elle en effet qui rassemble les hommes vertueux, puis conserve et fait prospérer leur vertu. C'est elle dont tous les hommes ont besoin en toutes leurs affaires, sans que jamais elle les importune dans la prospérité, ni les abandonne dans l'adversité. C'est elle qui apporte les plus douces jouissances, à tel point que tout plaisir sans amis se tourne en dégoût . L'amour allège les plus rudes épreuves voire les efface presque. Aucun tyran n’est cruel au point de ne se laisser séduire par l'amitié. Jadis, dit-on, il y avait à Syracuse, deux amis nommés Damon et Lythias dont le tyran Denys avait décidé de faire périr l'un d'eux : celui qui devait mourir obtint un délai, pour aller chez lui, mettre ordre à ses affaires ; l'autre ami se livra au tyran en caution de son retour. Cependant, le jour fixé approchant, le condamné ne revenait pas ; et chacun d’accuser de folie celui qui s'était constitué garant ; mais lui déclarait bien haut n'avoir rien à craindre de la fidélité de son ami. Or celui-ci rentra à l'heure même où il devait être mis à mort. Alors le tyran, saisi d'admiration en face de leur courage à tous deux, fit grâce du supplice par égard pour cette fidélité de l’amitié, les priant de plus de l'admettre en tiers à un tel degré d'amitié.

Mais ce bien de l'amitié, les tyrans ont beau le désirer, ils ne peuvent l'obtenir. Ne recherchant pas le bien commun, mais leur bien propre, ils n’ont avec leurs sujets que peu de communion ou même aucune ; or toute amitié est fondée sur une communion. Ceux que rapproche l'origine naturelle, ou la ressemblance des mœurs, ou quelque communion de société, nous les voyons s’unir par l'amitié ; donc, entre un tyran et un sujet, il ne peut exister que peu d’amitié ou même aucune. Et pareillement les sujets, tant qu'ils restent opprimés par son injustice et ne se sentent point aimés mais méprisés, ne saurait concevoir le moindre amour pour le tyran ; et les tyrans n'ont pas à se plaindre de cette désaffection de leurs sujets, puisque eux-mêmes ne se montrent pas tels à être aimés.


Instabilité du pouvoir par manque d’amitié

Au contraire, quand les bons rois s'appliquent de tout leur zèle au progrès commun et que leurs sujets sentent que ce zèle leur procure bien des avantages, ils sont chéris de la plupart, du fait qu’ils manifestent cet amour de leurs sujets ; le peuple en effet ne tombera pas dans une telle malice qu’il haïsse ses amis et rende le mal pour le bien à ses bienfaiteurs. Et cet amour fait la stabilité du pouvoir des bons rois, tant que les sujets ne refusent pas de s'exposer pour eux à toutes sortes de périls. Nous en trouvons un exemple en Jules César, dont Suétone rapporte qu’il chérissait à tel point ses soldats, qu'apprenant le massacre de certains d’entre eux, il ne se fit point couper la barbe ni les cheveux avant de les avoir vengés ; de la sorte, il enflamma à tel point ses soldats de courage et de dévouement que la plupart de ceux qui avaient été fait prisonniers refusèrent la vie qui leur était offerte sous condition de combattre contre César. Octavien-Auguste, si modéré dans son gouvernement, était si chéri de ses sujets que la plupart, sur le point d'expirer, firent offrir des sacrifices votifs, parce qu'il leur survivait. Il n'est donc pas facile d'ébranler le pouvoir d'un prince que son peuple entoure d'un tel attachement. Ce qui fait dire à Salomon: « Qu'un roi juge les pauvres avec justice, son trône sera consolidé pour l'éternité. » (Pr 29,14)

Quant au pouvoir des tyrans, il ne peut être durable, puisqu'il est odieux à la multitude ; ce qui répugne aux désirs du grand nombre ne peut longtemps se conserver. Dans la vie présente on échappe rarement à l’adversité ; or, au temps de l'adversité, on trouve toujours l'occasion de se révolter contre le tyran ; et dès qu'elle se présente, il se trouve toujours ne serait-ce qu’un individu dans la multitude pour en profiter. Le révolté est accompagné de tous les vœux du peuple, et ce qui a la faveur de la multitude obtient facilement sont effet. Il arrive donc rarement que la domination d'un tyran se puisse durer longtemps.


Instabilité du pouvoir par manque de fidélité

Cela n'est pas moins évident si l'on considère ce qui peut conserver la domination d'un tyran. Elle ne peut se fonder sur l’amour des sujets, puisque leur amitié envers lui est faible ou inexistante, comme on l'a vu précédemment. Quant à la fidélité des sujets, le tyran ne peut pas compter sur elle : la fidélité d’une foule ne peut être telle qu’elle s’abstienne de secouer le joug d’une injuste servitude si l’occasion s’en présente. Peut-être même, selon l'opinion de beaucoup, ne manquerait-on pas à la fidélité en s'insurgeant contre l'iniquité d'un tyran de quelque façon que ce soit.


Insuffisance de la crainte

Reste donc la crainte comme seul soutien du gouvernement tyrannique ; aussi celui-ci emploie-t-il tous ses efforts à se faire craindre de ses sujets. Or la crainte est un appui bien fragile ; car ceux que domine l'empire de la seule crainte, s’ils rencontrent quelque circonstance leur permettant d'espérer l'impunité, se soulèvent contre leurs dirigeants d’autant plus vivement que la crainte seule retenait leur volonté, comme une eau retenue par force jaillit par la moindre issue avec impétuosité. Mais la crainte elle-même n'est pas sans péril, puisque son excès fait tomber la plupart dans le désespoir ; or, dans le désespoir de se sauver, on est prêt à se précipiter audacieusement dans n'importe quelle aventure. Le pouvoir des tyrans ne peut donc être de longue durée.


Confirmation par l’Histoire

Les exemples ne sont pas moins probants que les raisons. Si l'on examine les faits et gestes de l'Antiquité et de l'époque moderne, à peine trouvera-t-on quelque tyran dont le pouvoir se soit prolongé ; Aristote, dans sa Politique (V, c.12) , après une longue énumération de tyrans, montre que tous ont eu une brève domination, et que, si certains ont gouverné plus longtemps, ce n'est point parce qu'ils exagéraient leur tyrannie, mais bien parce qu'ils imitaient sur plusieurs points la modération des bons rois.


Malédiction divine

Cette vérité aura encore plus d'évidence, si l'on considère les jugements de Dieu. Comme il est dit dans Job (34,30) : « Dieu fait régner l'homme hypocrite à cause des péchés du peuple. » Or personne n'est appelé hypocrite avec plus de vérité que celui qui assume l'office du roi et se montre un tyran ; car on appelle hypocrite celui qui feint d’être un autre personnage, comme on a coutume de le faire au théâtre. Ainsi donc Dieu permet la domination des tyrans pour punir les péchés des sujets. Un tel châtiment est d'ordinaire appelé dans l'Écriture « colère de Dieu » ; C'est ce que le Seigneur déclare par la bouche d'Osée (13,11) : « Je vous donnerai un roi dans ma colère. » Mais malheur au roi que Dieu donne au peuple dans sa colère. Son pouvoir n'aura point de stabilité, car « Dieu n'oubliera jamais sa miséricorde, et dans sa colère Il ne retiendra jamais sa miséricorde » (Ps 76,10). Bien plus, en Joël (2,13) il est dit, qu' « Il est patient, plein de miséricorde, qu'Il se repent des maux qu'Il envoie ». Dieu donc ne permet pas aux tyrans de régner longtemps, mais, une fois passée la tempête qu'il a par eux soulevée sur le peuple, Il les renverse et ramène la paix ; aussi est-il dit dans le livre de la Sagesse (Si 10,17) : « Dieu a détruit les trônes des chefs orgueilleux et a fait siéger les doux à leur place. »


Misère matérielle

D’expérience il apparaît que les rois acquièrent plus de richesses par leur justice que les tyrans par leurs concussions. Par suite en effet du mécontentement que leur pouvoir cause à la plupart de leurs sujets, les tyrans ont besoin de s'entourer de nombreux satellites, chargés de garantir leur sûreté contre leurs sujets, et pour l'entretien desquels ils doivent dépenser plus qu'ils n'extorquent à leur peuple. Mais le gouvernement des rois plaît aux sujets, qu’ils ont tous pour satellites et gardes de leur sécurité, sans qu’il ne leur en coûte rien ; en cas de besoin, les sujets donnent davantage d'eux-mêmes à leurs rois que les tyrans ne pourraient leur extorquer ; de la sorte se trouve réalisé le proverbe de Salomon : « Les uns, à savoir les rois, distribuent leurs richesses, en faisant du bien à leurs sujets, et ils n'en sont que plus riches. Les autres, » à savoir les tyrans, « ravissent ce qui ne leur appartient pas, et restent toujours dans le besoin. » (Pr 11,24) De même, par un juste décret de Dieu, il arrive que ceux qui amassent injustement des richesses les dissipent follement, ou même en sont justement privés. Comme le dit Salomon (Qo 5,9) : « L’avare n'est pas rassasié par l'argent et celui qui aime les richesses n'en recueillera pas le fruit. » Bien plus, comme il est dit ailleurs, « Qui est âpre au gain trouble la maison » (Pr 15,27). Au lieu que les rois qui cherchent la justice sont comblés par Dieu de richesses, comme Salomon, qui demandant seulement la sagesse pour rendre la justice se vit encore promettre d'abondantes richesses.


Mauvaise réputation

Quant à leur réputation, il paraît superflu d'en parler. Qui doute que les bons rois, non seulement pendant leur vie, mais bien plus encore après leur mort, ne survivent en quelque sorte dans les louanges des hommes et dans leur regret ? Quant au nom des méchants, nul doute qu'il ne tombe aussitôt dans l'oubli, ou, s'ils ont été d'une perversité remarquable, qu'ils ne laissent après eux une mémoire détestée. Ce qui fait dire à Salomon : « Le souvenir du juste est en bénédiction, mais le nom des impies tombe en pourriture » (Pr 10,7 ; 3 Rg 3,9-13), soit qu'il disparaisse, soit qu’il n’en subsiste que la puanteur.



Les supplices des tyrans



Les tyrans sont damnés pour leur propre injustice.

De qui vient d'être dit il apparaît que la stabilité du pouvoir, les richesses, l’honneur et la renommée répondent davantage aux vœux des rois qu'à ceux des tyrans, bien qu’ils fassent tomber dans la tyrannie le prince qui se les veut procurer indûment ; car personne ne s'écarte de la justice s'il n'est attiré par le désir de quelque avantage. En outre, le tyran est privé de la béatitude suprême, qui est la récompense des rois et, ce qui est plus grave, il se réserve le plus terrible des châtiments : car, si celui qui dépouille un homme, le réduit en esclavage, ou le tue, mérite le dernier supplice, qui est la mort quant aux jugements des hommes, et la damnation éternelle quant au jugement de Dieu, combien plus faut-il réputer le tyran digne des pires châtiments, lui qui exerce partout ses rapines aux dépens de tous, entreprend contre la liberté de tous et fait mettre à mort n'importe qui, selon son bon plaisir. De plus, de tels hommes, enflés qu'ils sont par le vent de l'orgueil, justement abandonnés de Dieu pour leurs péchés, et corrompus par les adulations des hommes, se repentent rarement ; et plus rarement encore peuvent-ils rendre une juste satisfaction. Quand donc restitueraient-ils tout ce qu'ils ont enlevé au mépris de la justice ? Personne pourtant ne doute qu'ils y soient tenus. Quand donc indemniseront-ils ceux qu'ils ont opprimés ou lésés injustement de quelque façon ?


Les tyrans sont damnés pour l’injustice de leurs successeurs.

Ce qui contribue encore à leur impénitence, c'est qu'ils se croient permis tout ce qu'ils ont pu faire impunément sans rencontrer de résistance ; ainsi, non contents de ne pas œuvrer à guérir les maux qu'ils ont commis, ils couvrent leurs habitudes de leur autorité et transmettent à leurs successeurs l'audace de mal faire ; en sorte qu'ils sont tenus coupables devant Dieu non seulement de leurs propres forfaits mais encore de ceux qui ont hérité de l’occasion de mal faire.


Les tyrans sont damnés pour leur infidélité.

Leur péché s'aggrave encore du fait de la dignité de la fonction qu'ils ont assumée. Car, de même qu'un roi de la terre punit davantage ses ministres s'ils lui sont infidèles, ainsi Dieu punira davantage ceux dont il a faits les exécuteurs et les ministres de son gouvernement, s'ils agissent mal et « changent en amertume le jugement de Dieu » (Amos, 6,13). Aussi est-il dit au livre de la Sagesse à l'adresse des rois injustes : « Parce que, vous, les ministres de sa royauté, vous n'avez pas gouverné équitablement, ni gardé la loi de la justice, ni marché selon la volonté de Dieu ; terrible et soudain, il fondra sur vous, car un jugement très sévère s’abattra sur ceux qui commandent. Au petit on fait miséricorde, mais les puissants seront puissamment châtiés » (Sg 6,5-7). Et dans Isaïe (Is 14,15-16), à l'adresse de Nabuchodonosor : « Tu seras entraîné en enfer au fond du gouffre. Ceux qui te verront se pencheront vers toi et te considéreront comme si tu étais enseveli au fond des enfers ».



Récapitulation
du livre premier


DE REGNO




Si donc les rois abondent en biens temporels, et si Dieu leur prépare un sublime degré de béatitude, par contre les tyrans sont le plus souvent frustrés des biens temporels qu'ils désirent, exposés en outre à maints périls temporels et, ce qui est pire, privés des biens éternels et réservés aux plus durs supplices ; en conséquence, ceux qui assument la charge royale doivent s’appliquer assidûment à se comporter en rois et non en tyrans à l’égard de leurs sujets.

Ce qu'est un roi, pourquoi il convient à la multitude d'avoir un roi ; puis l'utilité qu'il y a pour un gouvernant de se comporter en roi et non en tyran à l'égard de la multitude qui lui est soumise, voilà ce que nous voulions exposer.

Lire le SECOND LIVRE DE REGNO de saint Thomas d'Aquin...


[1] In quibuslibet rebus humanis nihil est homini amicum sine homine amico. « Dans toutes les choses humaines, rien n’est ami pour l’homme sans un homme ami. » (Saint Augustin)

[2] Cf. Valère Maxime, Factorum et dict. memor., IV, c.7. Valère Maxime est un historien romain contemporain de Tibère à qui il dédia cette œuvre.

[3] Tout ceci s’applique particulièrement à tous les niveaux d’autorité de la société moderne. L’amitié n’existant plus, il ne reste que des rapports de force. La société est en tension continuelle, tant au plan national qu’au plan international.

[4] Suétone, Vitae Caes., Iulius, cc.67-68.

[5] Suétone, Vitae Caes., Augustus, c.59.

[6] « Les tyrans sont révérés … pour un temps… S’ils viennent à tomber, c’est alors qu’on voit combien ils étaient dépourvus d’amis. » Cicéron, De amicitia, 53.

[7] Mt 6,5 ; ‘hypocrites’ signifie tout d’abord acteur, ‘qui répond sous le masque’ ; en conséquence : ‘qui se cache sous le masque’.

[8] La société moderne ne pouvant plus compter sur la vertu des citoyens doit se soutenir par un lourd appareil administratif et policier qui ruine de plus en plus l’économie.

[9] Si l’unité d’une communauté n’est fondée que sur des rapports de force elle est fragile et l’autorité inefficace. Si les tensions politiques et sociales ne sont résolues que par de tels rapports, par des négociations, des insurrections plus ou moins limitées et des répressions, il n’y pas de recherche du bien commun et l’unité politique n’existe plus. Cela vaut analogiquement pour toutes les communautés. L’autorité purement répressive mais qui n’éduque pas les membres de la communauté à la poursuite du bien commun n’a d’autre alternative que de devenir une tyrannie ou de disparaître.

[10] La béatitude est la récompense de tout homme vertueux, non pas la récompense de ses actes spécifiquement politiques. Mais l’action politique des rois a ceci de spécial qu’elle a pour récompense la béatitude non seulement parce qu’elle est vertueuse, mais à titre spécifique, en tant que royale.