de Regno I. (2) : Régimes


Convient-il mieux à une cité ou une province
d’être gouvernée par plusieurs dirigeants
ou par un seul roi ?


Ici commence le deuxième chapitre du De Regno de SAINT THOMAS D'AQUIN. L'auteur a pécédemment défini les notions de 'royauté' et de 'Cité', et expliqué quels sont les différents types de gouvernements possibles.

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Plan de l'article :
Convient-il mieux à une cité ou une province d’être gouvernée par plusieurs dirigeants ou par un seul roi ?
1er argument : la paix
2ème argument : l’unité
3ème argument : par analogie avec les êtres naturels
4ème argument : a posteriori


Étant établi ce [qui précède], il faut rechercher ce qui vaut mieux pour la province ou la cité [1] : être gouvernée par plusieurs ou par un seul.

1er argument : la paix


Cette question doit être considérée du point de vue de la fin même du gouvernement. C'est en effet à procurer le salut de ce qu'il a reçu en charge de régir qu'un gouvernement doit porter son effort ; ainsi la fonction du pilote d’un navire est-elle de le préserver des périls de la mer et de le conduire à bon port sans dommage.




Or, le bien et le salut des hommes agrégés en société est la conservation de cette unité qu'on appelle la paix ; qu’elle périsse, et l'utilité de la vie sociale disparaît ; bien plus, la société désunie devient insupportable à ses membres. C’est à cela que doit par-dessus tout s'appliquer celui qui dirige la collectivité humaine : procurer l'unité de la paix ; ce serait de sa part une erreur de délibérer s'il doit établir la paix dans la société qui lui est soumise, erreur semblable à celle d'un médecin qui se demanderait s'il doit guérir le malade confié à ses soins ; personne ne doit délibérer de la fin qu'il doit poursuivre, mais des moyens qui mènent à cette fin. C'est pourquoi l'Apôtre exhorte ainsi le peuple fidèle à l'unité : « Souciez-vous de maintenir l'unité de l’esprit dans le lien de la paix » [2]. Le gouvernement sera donc d’autant plus utile qu’il sera plus efficace à conserver l’unité de la paix ; nous appelons plus utile ce qui conduit plus sûrement à la fin. Or il est clair que ce qui est le plus efficace à obtenir l’unité, c’est ce qui est un par soi, plutôt que ce qui est composé ; de même, ce qui est chaud par soi est la cause la plus efficace du chauffage [3]. Le gouvernement d'un seul est donc plus utile que le gouvernement de plusieurs.


2ème argument : l’unité


De plus, il est clair que plusieurs individus ne conservent nullement la société s'ils sont en désaccord ; un gouvernement collégial ne peut avoir quelque efficacité sans quelque unité entre ses membres ; de même que plusieurs matelots ne remorquent un navire dans une direction donnée que s'ils conjuguent leurs efforts. Or s’unir se dit par référence à l’unité pure et simple ; ainsi donc, un seul individu gouverne mieux que plusieurs, du fait qu’ils ne font que s'approcher de l'unité [4].


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[1] Notons tout de suite qu’à cette question est présupposé ce qui était évident et universel au temps de saint Thomas : la Cité est constituée de communautés inférieures, hiérarchiquement ordonnées, dont la plus élémentaire, base de l’édifice social, est la famille.

[2] Ep 4, 3. Cette citation de saint Paul concerne proprement l’Église. Elle vaut analogiquement pour la société civile.

« Ainsi la paix du corps c’est l’agencement ordonné de ses parties ; la paix de l’âme irrationnelle, c’est le repos ordonné de ses appétits ; la paix de l’âme raisonnable, c’est l’accord ordonné de la pensée et de l’action ; la paix de l’âme et du corps, c’est la vie et la santé bien ordonnées de l’être animé ; la paix de l’homme mortel avec Dieu c’est l’obéissance ordonnée dans la foi sous la loi éternelle ; la paix des hommes c’est la concorde ordonnée ; la paix de la maison c’est la concorde ordonnée de ses habitants dans le commandement et l’obéissance ; la paix de la Cité, c’est la concorde ordonnée des citoyens dans le commandement et l’obéissance ; la paix de la Cité céleste, c’est la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance mutuelle en Dieu ; la paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est la disposition des êtres égaux et inégaux assignant à chacun la place qui lui convient. »
Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 13, 1.

[3] Saint Thomas utilise ici le principe de participation qui peut ainsi être formulé : « Ce qui est tel au degré suprême dans un genre, est cause de tout ce qui appartient à ce genre : le feu, qui possède la chaleur par excellence, est cause de toutes les chaleurs. » L’ancienne cosmologie considère que le feu est un élément physique dont la chaleur est la qualité première et fondamentale, source de la chaleur de tous les êtres composés de feu. (Summa Theologica I, 2, a3) Une chose possédant par excellence, au suprême degré, telle qualité, est le principe chez les autres de cette qualité.

[4] Plusieurs hommes réunis participent à l’unité. Un seul homme est purement et simplement un.


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3ème argument : analogie avec les êtres naturels


En outre, les choses naturelles sont les mieux disposées, la nature réalisant, en tout ce qui est, ce qu’il y a de meilleur [5]. Or le gouvernement naturel est celui d'un seul ; parmi les membres du corps, il n'y en a qu'un qui meut tous les autres, à savoir le cœur ; et dans les parties de l’âme [6], une seule force a la domination principale, à savoir la raison ; les abeilles n'ont qu'une seule reine et dans la totalité de l'univers il n'y a qu'un seul Dieu, créateur et gouverneur de toutes choses [7]. Et ceci est conforme à la raison car toute multiplicité dérive de l'unité [8]. C'est pourquoi, si l'art imite la nature et si l'œuvre d'art est d'autant plus parfaite qu'elle se conforme davantage à celle de la nature, il suit nécessairement que le meilleur pour la société humaine est d'être gouvernée par un seul.



4ème argument : a posteriori


Cela ressort encore aussi des faits. Les provinces ou les cités dont le gouvernement n’est pas monarchique souffrent des dissensions et sont ballotées sans connaître de paix ; ainsi se trouve réalisée la plainte que le Seigneur met dans la bouche du prophète :

« Les pasteurs nombreux ont dévasté ma vigne. » (Jr 12, 10)
Tout au contraire les provinces et les cités gouvernées par un monarque jouissent de la paix, s'épanouissent dans la justice et se délectent dans l'abondance ; aussi le Seigneur, par ses prophètes, promet-il à son peuple comme une grande faveur qu'il ne mettra qu'un seul dirigeant à sa tête et « qu'il n'y aura qu'un seul prince au milieu d'eux. » (Ez 34, 24)


Voir l'article : La monarchie : meilleur gouvernement ?

Lire la suite : DE REGNO I. (3)



[5] La nature fait toujours ce qu’il y a de mieux. Les opérations qui se produisent par nécessité naturelle, selon les lois naturelles établies par le créateur, sans être objets de délibération ni de changements, sont excellemment ordonnées. Les individus sont sujets à des défaillances, mais les espèces animales et végétales sont parfaitement constituées et ordonnées à leurs fins respectives. Les œuvres de la nature, réglées par des principes nécessaires inscrits dans les natures des êtres, et émanant de la sagesse divine, sont, de soi, les mieux ordonnées. Au contraire, les œuvres humaines subissent les défauts provenant de la liberté humaine, ainsi que des erreurs de son intelligence.

[6] Les parties de l’âme sont les facultés ou puissances : végétatives (nutrition, croissance, génération), animales (connaissance sensible, appétit sensible), rationnelles (intelligence et volonté).

[7] Ce regard contemplatif sur le monde physique découvre l’universalité du principe monarchique. Il le découvre aussi dans le cœur, comme principe de la vie animale et dans l’âme intellective comme principe de la vie humaine. Les sociétés animales sont aussi monarchiques. Enfin, l’harmonie de l’univers manifeste l’unité du gouvernement divin. Cf. Summa Theologica I, 103, a3 :

« Le meilleur gouvernement est celui d'un seul. La raison en est que le gouvernement n'est rien d'autre que la conduite des gouvernés vers une fin qui est un bien. Et l'unité appartient à l'essence de la bonté: c'est ce que Boèce (De consolatione, III) prouve par ce fait que toutes choses, en désirant le bien, désirent l'unité sans laquelle elles ne peuvent exister. Car aucune réalité ne possède l'être sinon autant qu'elle est une; et c'est pourquoi nous voyons les choses s'opposer de tout leur pouvoir à leur division; et leur dissolution provient toujours d'un défaut qui est en elles. De là vient que le but recherché par celui qui gouverne une multitude, c'est l'unité et la paix ».
« Or la cause propre de l'unité, c'est ce qui est un par soi. Il est manifeste en effet que plusieurs individus ne peuvent réaliser l'unité et l'harmonie de diverses choses que s'ils sont déjà unis eux-mêmes de quelque manière. Mais ce qui est un par soi peut être cause d'unité d'une manière beaucoup plus convenable et parfaite que ne le peuvent plusieurs individus unis ensemble. La multitude est donc mieux gouvernée par un seul que par plusieurs. »

[8] Saint Thomas évoque ici un principe métaphysique (cf. in Metaphys., X, lectio 4 ; lectio 8). Une multitude ne peut exister comme telle sans principe d’unité intrinsèque et extrinsèque. Un être complexe ne peut exister sans principe assurant sa cohérence et son unité. Une série de réalités ordonnées, une suite de causes dépendant essentiellement les unes des autres requiert un principe.