Le LATIN, langue de Chrétienté 1)


Le latin n’est pas seulement une langue ecclésiastique, une langue exclusivement sacrée.
Il était pratiqué - et le reste encore - par des hommes de science ou de lettre en dehors de tout contexte religieux. Jusqu’au XIXe siècle toute œuvre scientifique, philosophique et théologique profonde était rédigée en latin. Cette langue était parlée couramment au Moyen- Âge par les lettrés et même jusqu’au XXe siècle par les érudits. Jusque dans les années soixante, son étude était considérée comme inséparable de toute éducation littéraire ou scientifique. Le latin était la langue des relations internationales avant d’être supplanté par le français, puis, plus récemment, par l’anglais. S’agit-il d’une évolution utilitaire, purement technique et matérielle ? N’implique-t-elle pas, au contraire, un choix de civilisation ?

Les sources écrites de la civilisation chrétienne occidentale, tant dans le domaine sacré que dans le domaine profane, sont toutes latines ou transmises par la langue latine : Écriture Sainte, Liturgie, Pères de l’Église, œuvres monastiques et scolastiques, histoire ecclésiastique ou politique, chroniques, poésie et autres œuvres lyriques. Cet immense patrimoine qui couvre quinze siècles n’est accessible qu’en latin, à moins de se rabattre sur des traductions qui ne pourront jamais en restituer la profondeur ni la saveur.

Le latin est toujours, sinon en fait du moins en droit, la langue de l'Église. Les actes officiels du Saint-Siège et les éditions liturgiques typiques sont promulgués en cette langue. Jusqu’au Concile Vatican II, la Liturgie était uniformément célébrée en cette langue dans le monde occidental. Elle a été depuis lors considérée comme une simple survivance du passé, voire un anachronisme et un obstacle au rayonnement de l'Église.

N’est-ce pas juger trop vite ?
Le latin n’est-il qu’un véhicule matériel aisément remplaçable ?




Histoire


Comme pour tout ce qui a trait à la vie de l'Église, il importe tout d’abord d’interroger l’histoire. L'Église est vivante, certes, mais elle n’est pas née au XXIe siècle. Toute vie présuppose une transmission, toute société durable est fondée sur une tradition. La vie ne s’oppose pas à la tradition, mais elle la présuppose. Il importe donc tout d’abord considérer comment le latin s’est établi dans l'Église d’Occident.
La toute première langue de l'Église fut évidemment celle du Christ et des Apôtres, à savoir l’araméen, mais le grec s’imposa très vite, étant la langue commune de l’empire romain au premier siècle, même à Rome.
Progressivement, à partir du IIIe siècle semble-t-il, le latin a été introduit dans la Liturgie en Occident, et cette introduction n’a pas été uniforme. En Afrique le latin était la langue commune, encore qu’une partie notable du peuple parlât le punique, mais ce n’était pas le cas à Rome. La raison première de l’entrée du latin dans la Liturgie romaine - et le style des compositions liturgiques le confirme - est que la capitale politique, qui était aussi l'Église mère, se devait de célébrer la Liturgie dans la langue officielle de l’empire. La noblesse romaine, alors convertie et présente dans la hiérarchie ecclésiastique, imprimait sa note à l'Église. Le latin de l'Église devenait ainsi le dernier vestige d’une gloire qui passait. Il s’imposa dans la Liturgie et dans toute la vie ecclésiastique. Il demeura la langue des lettrés jusqu’aux temps modernes.
Suite aux invasions et à l’expansion missionnaire, de nouveaux peuples non latins, surtout germains et celtes, sont entrés dans l'Église. Avec notre mentalité actuelle, nous pourrions supposer que leurs langues durent être reçues par l'Église. Il n’en fut rien. Ce maintien du latin ne semble pas avoir nui à l’évangélisation. Seuls les hérétiques (ariens) usaient d’une langue vernaculaire. Les nouveaux peuples reçurent ensemble christianisme et latinité, même s’ils se forgèrent une existence politique séparée, à commencer par ceux qui s’installèrent en terres latines, où ils perdirent leur propre langue. C’est ainsi que les langues germaniques disparurent dans l’ancien empire romain, bien que les territoires fussent sous domination germanique. Ce fait est aussi bien politique que religieux. L'Église n’a pas cru devoir abandonner l’héritage de la civilisation romaine.

Le plus grand mérite de l'Église de cette période fut sans doute qu'elle ne voulut abandonner personne. À la charnière de deux temps de l'histoire, dans un monde en mutation profonde, l'Église sut ne pas se retrancher sur une civilisation à laquelle pourtant elle devait beaucoup, et s'en déclarer inconditionnellement solidaire : elle accueillit les barbares. Mais "pour aller aux barbares", cette Église ne crut pas devoir répudier la civilisation romaine, et soumettre ses fils à une révolution culturelle : les papes des invasions tenaient aux Romains un langage romain. La charité de l'Église se doit d'être universelle. En outre, l'Église comprenait qu'une culture est un instrument indispensable pour penser, exprimer, transmettre la foi, de façon consistante ; elle savait aussi que les mérites d'une culture ne se mesurent pas aux succès ou aux échecs politiques de ses tenants. Elle avait conscience de la valeur de l'héritage culturel que laissait Rome, et que toute la violence des barbares était incapable de remplacer. Elle poursuivit donc, imperturbablement et à son propre compte, après la chute même de l'empire, la latinisation des populations rurales, pour les évangéliser.

C'est seulement au IXe siècle que l'Église modifia, tant soit peu, sa façon de faire, devant une situation linguistique complexe, mais riche d'avenir, en Occident où apparaissaient à la fois des parlers romans et germaniques, ancêtres de nos langues modernes. Soucieuse de procurer aux fidèles un enseignement plus facilement intelligible des grandes vérités de la foi, le concile de Tours, en 813, stipula d'une part, que les évêques devaient consacrer des homélies à ces vérités fondamentales, qu'il énumère, et d'autre part, que chaque évêque devait prévoir la traduction de ces homélies in rusticam Romanam linguam aut Thiotiscam.[1] Le latin restait donc non seulement la langue savante des écoles, mais encore la langue sacrée de la liturgie et même la langue officielle de la prédication épiscopale.[2]

Aucune contestation ne s’est élevée avant le XVIe siècle ; les nouvelles nations occidentales ont même été des exemples de latinité qu’elles ont contribué à sauver et à développer au Moyen-Âge. C’est le protestantisme, lié au nationalisme allemand, qui introduisit l’usage de la langue vernaculaire. Dès lors l’attachement au latin devint un signe de communion avec l'Église de Rome. L’usage du latin se chargea d’une connotation doctrinale et ecclésiale autant que polémique.

Il importe aussi de noter l’évolution qui s’est produite dans la société civile tout au long du Moyen- ge. Petit à petit les langues et les littératures nationales se sont mises en place et imposées dans la vie sociale et culturelle. Le latin demeura la langue des clercs et des lettrés, en particulier pour la philosophie et les sciences sacrées, mais il n’avait plus l’exclusive des œuvres écrites.
À partir du XVIe siècle cette évolution se radicalisa. L’humanisme rejeta le latin d’Église, couramment pratiqué jusqu’alors, pour revenir à une langue classique prétendument pure, ou plutôt pour mettre en place une langue néo-classique, incompatible avec la pratique courante, sinon par une élite d’érudits. Le latin devint alors de plus en plus étranger au peuple et réservé à une élite. Ce style néo-classique finit par pénétrer même le latin ecclésiastique. C’est alors que le latin devint une langue morte.

Une mission providentielle


Une première vérité se dégage de l’histoire, qui est aussi une sentence commune des Pères et une partie intégrante de l’enseignement traditionnel de l'Église, bien que non immédiatement dogmatique : la civilisation gréco-latine a été providentiellement préparée par Dieu pour l'Église.
Elle a, en quelque sorte, donné sa chair à l'Église. Qui pourrait imaginer ce qu’aurait été l'Église si elle s’était développée sous d’autres cieux. Toujours est-il qu’elle s’est établie dans l’empire romain et non ailleurs. Cette vérité est tout d’abord d’ordre politique et pastoral, et nul ne l’a exposée avec plus d’éloquence que le pape saint Léon le Grand.

Isti enim sunt viri per quos tibi Evangelium Christi, Roma, resplenduit; et quae eras magistra erroris, facta es discipula veritatis. Isti sunt sancti patres tui verique pastores, qui te regnis coelestibus inserendam multo melius multoque felicius condiderunt, quam illi quorum studio prima moenium tuorum fundamenta locata sunt: ex quibus is qui tibi nomen dedit fraterna te caede foedavit. Isti sunt qui te ad hanc gloriam provexerunt, ut gens sancta, populus electus, civitas sacerdotalis et regia, per sacram beati Petri sedem caput orbis effecta, latius praesideres religione divina quam dominatione terrena. Quamvis enim multis aucta victoriis jus imperii tui terra marique protuleris, minus tamen est quod tibi bellicus labor subdidit quam quod pax Christiana subjecit.

O Rome ! Ce sont ces hommes illustres [les apôtres Pierre et Paul] qui ont fait briller pour toi les lumières de l'Évangile ; tu étais maîtresse d’erreur, par eux tu es devenue disciple de la vérité. Ils sont tes pères et tes véritables pasteurs ; ils t’ont établie pour être insérée dans les royaumes célestes ; tu leur dois plus qu'aux hommes qui ont creusé les premiers fondements de tes murailles, ces hommes dont l'un, celui qui t'a donné ton nom, t’a souillée du meurtre de son frère. Ce sont ces glorieux apôtres qui t'ont élevée à cette gloire, pour que, devenue nation sainte, peuple élu, ville sacerdotale et royale,[3] capitale de l’univers par la chaire sacrée du bienheureux Pierre, tu présides [au monde] plus largement par la religion divine que par la domination terrestre. Quoique des victoires sans nombre aient porté au loin les limites de ta puissance, sur terre comme sur mer, cependant, la conquête des armes t’as moins soumis de sujets que la paix chrétienne.

[...] Ut autem hujus inenarrabilis gratiae per totum mundum diffunderetur effectus, Romanum regnum divina providentia praeparavit ; cujus ad eos limites incrementa perducta sunt, quibus cunctarum undique gentium vicina et contigua esset universitas. Disposito namque divinitus operi maxime congruebat, ut multa regna uno confoederarentur imperio, et cito pervios haberet populos praedicatio generalis, quos unius teneret regimen civitatis.

[...] La divine providence a préparé l'empire romain, afin que les effets de sa grâce ineffable se répandissent par tout l'univers ; les limites de ses frontières ont été étendues pour que l’universalité des nations fût réunie dans l’unité. Il convenait en effet souverainement au dessein de Dieu qu’une multitude de royaumes fussent rassemblés en un seul empire, afin que la prédication de l’évangile s’étendît plus aisément à des peuples réunis sous l’autorité d’une même cité.


Cette conclusion est reprise par Jean XXIII dans l’encyclique Veterum Sapientia, laquelle commence par ces mots significatifs :

Veterum Sapientia, in Graecorum Romanorumque inclusa litteris, itemque clarissima antiquorum populorum monumenta doctrinae, quasi quaedam praenuntia aurora sunt habenda evangelicae veritatis.
La sagesse des Anciens, recueillie dans la littérature des Grecs et des Romains, ainsi que les illustres enseignements des peuples de l’Antiquité, peuvent être considérés comme une aurore annonciatrice de la vérité évangélique.

On notera également cet extrait du §3 :
Siquidem non sine divino consilio illud evenit, ut qui sermo amplissimam gentium consortionem sub Romani Imperii auctoritate saecula plurima sociavisset, is et proprius Apostolicae Sedis evaderet et, posteritati servatus, christianos Europae populos alios cum aliis arto unitatis vinculo coniungeret.
Ce n’est pas, en effet, sans une disposition de la providence divine que cette langue, qui pendant de nombreux siècles avait réuni une vaste fédération de peuples sous l’autorité de l’empire romain, est devenue la langue propre du Siège apostolique, et que, transmise à la postérité, elle a constitué un étroit lien d’unité entre les peuples chrétiens de l’Europe.

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[1] C'est-à-dire en langue du pays, Romane ou Allemande.
[2] Maurice Testard, Chrétiens latins des premiers siècles, p. 20-21
[3] Saint Léon applique ici à Rome les caractère du Peuple élu des Hébreux, puis de toute l’Église chrétienne, énoncés par saint Pierre : 1P. 2, 9. Les deux citations de Saint Léon sont tirées du sermon in Natali apostolorum Petri et Pauli 82,1-2.