de Regno I. (1a) : Autorité politique


Que signifie le nom de roi ?



Plan de cet article :
L'homme agit en vue d'une fin.

L'homme est naturellement politique.

Nécessité de l'autorité politique

Argument du bien commun
Analogies tirées de l'ordre de l'univers et de la nature humaine



L’homme agit en vue d’une fin.


Commençons par préciser ce que signifie le nom de roi. En toute réalité ordonnée à une fin, et où se présentent diverses manières de procéder, il y a nécessité d’un principe directeur pour conduire l’opération à cette fin.

Un vaisseau, poussé par des vents contraires dans des directions opposées, ne parviendra pas au but fixé sans être maintenu dans la direction du port par l’industrie du pilote. Or l'homme a une fin à laquelle toute sa vie et toutes ses actions sont ordonnées, puisqu’il agit par l'intellect, dont il est manifeste qu’il agit en vue d'une fin. D’autre part, les hommes procèdent par des voies diverses vers la fin qu’ils se proposent ; en témoigne clairement la diversité des occupations et des actions humaines ; l'homme a donc besoin d'un principe qui le dirige vers sa fin.

Voir l'article : La finalité.




L’homme est naturellement politique.


Tout homme, par sa nature même, possède innée en lui la lumière de la raison par laquelle il se dirige vers sa fin par ses actions. S'il convenait à l'homme de vivre en solitaire, comme il en va pour beaucoup d'animaux, il n’aurait besoin d’autre principe pour cela ; chacun serait à soi-même son propre roi, sous l’autorité suprême de Dieu, se dirigeant lui-même dans ses actes par la lumière de la raison qui lui est donnée par Dieu. Mais l’homme est par nature un animal social et politique, vivant en collectivité ; ce caractère lui appartient même bien davantage qu'à tous les autres animaux et la simple nécessité naturelle le montre clairement.

1er argument


Aux autres animaux la nature a préparé la nourriture, le vêtement du pelage, les moyens de défense tels que dents, cornes, griffes, ou du moins rapidité dans la fuite ; l'homme, par contre, se trouve créé sans que rien de pareil ne lui ait été fourni par la nature ; en échange il a été pourvu de la raison qui le met en état d'apprêter tout cela au moyen de ses mains. Mais de ce qu’un homme à lui seul ne suffit pas à tout préparer, et ne peut suffire à sa propre existence, il s'ensuit qu’il est naturel à l’homme de vivre en société.

2ème argument


En outre, chez les autres animaux est implantée une faculté naturelle pour discerner tout ce qui leur est utile ou nuisible : la brebis perçoit naturellement dans le loup un ennemi ; c'est aussi en vertu d'une faculté naturelle que certains animaux connaissent les plantes curatives et tous leurs moyens d’existence. L'homme, lui, n’a naturellement qu’une connaissance générale de ses moyens d’existence ; par la raison il peut parvenir à la connaissance des choses singulières nécessaires à la vie humaine moyennant un raisonnement à partir des principes de la nature [1]. Mais, comme un seul individu ne peut y atteindre en totalité, il est nécessaire aux hommes de vivre ensemble pour s'entraider et se spécialiser dans des recherches diverses selon la diversité de leurs talents : l'un dans la médecine, un autre à ceci, un autre encore à cela.

3ème argument


Un autre signe plus évident est l'usage de la parole, qui est propre à l’homme et lui permet d’exprimer à autrui tout le contenu de sa pensée. Les autres animaux, il est vrai, s’expriment mutuellement leurs passions de manière confuse : le chien montre sa colère en aboyant, et les autres espèces chacune à sa manière. L'homme est donc de nature plus communicative que n’importe quel autre animal vivant en troupe, comme la grue, la fourmi et l'abeille [2]. Ce qui fait dire à Salomon : « Il vaut mieux être deux qu'un seul car chacun bénéficie d’une mutuelle compagnie. » (Qo 4,9)


Voir l'article : L'homme : naturellement social et politique ?



Nécessité de l’autorité politique

Argument du bien commun


S’il est donc naturel à l’homme de vivre en société, il est aussi nécessaire qu'il y ait parmi les hommes un principe de direction de la multitude. En effet, les hommes étant nombreux et chacun pourvoyant à son intérêt particulier, leur société se désagrégerait s’il n’y avait un principe pourvoyant au bien de cette multitude ; de même que le corps de l'homme ou d’un animal quelconque se dissoudrait, s'il n'y avait dans ce corps quelque force directrice commune tendant au bien commun de tous les membres. D’où cette sentence de Salomon : « Là où il n'y a pas de gouverneur, le peuple se dissout. » (Pr 11,14)


Voir notre article : Le bien commun





Analogies tirées de l’ordre de l’univers et de la nature humaine


Et ceci est conforme à la raison. Ce qui est propre se distingue de ce qui est commun ; or les êtres diffèrent dans ce qui leur est propre et s’unissent dans ce qui leur est commun. A des effets différents répondent des causes différentes ; il faut donc, outre ce qui meut au bien propre de chacun, un principe qui meuve au bien commun de la multitude. C’est pourquoi on trouve aussi un principe directeur en toutes les réalités qui conviennent dans une unité : dans l’univers corporel un premier corps, le corps céleste, dirige les autres selon l’ordre de la divine Providence[3] et la créature raisonnable les dirige tous[4]. De même, en chaque homme, l'âme régit le corps et, entre les parties de l'âme, l'irascible et le concupiscible sont régis par la raison[5]. Entre les membres du corps il y en a un principal qui meut tous les autres, que ce soit le cœur ou la tête. Toute multitude doit donc avoir un principe directeur[6].

Voir notre article : L'autorité.

Lire la suite : DE REGNO I. (1b)




[1] « Il faut encore remarquer que si l'animal ne se mettait en mouvement que pour des réalités agréables ou douloureuses pour les sens, il lui suffirait de connaître les qualités perçues par les sens externes et qui le délectent ou lui font horreur. Mais l'animal doit rechercher ou éviter certaines réalités non seulement parce qu'elles conviennent ou non au sens, mais encore parce qu'elles lui sont ou utiles ou nuisibles : par exemple, la brebis qui voit arriver le loup, s'enfuit, non de par la laideur de sa couleur ou de sa forme, mais parce qu'il est son ennemi naturel ; de même, l'oiseau rassemble de la paille, non pour le plaisir sensible, mais parce qu'elle lui sert à construire son nid. Il faut donc que l'animal perçoive des qualités de ce genre, que le sens externe ne perçoit pas. Il doit y avoir un principe distinct de cette perception. […] Ainsi donc, […] pour percevoir les qualités qui ne sont pas objets des sens [externes] [c’est-à-dire le caractère utile ou nuisible], il y a l'estimative. Pour les conserver, il y a la mémoire, qui en est comme le trésor. […] Notons que relativement aux qualités sensibles il n'y a pas de différence entre l'homme et les animaux : homme et bête sont modifiés de la même manière par les objets sensibles extérieurs. Mais quant aux qualités susdites, il y a une différence : les bêtes ne les perçoivent que par un instinct naturel, tandis que l'homme les saisit par une sorte de raisonnement qui rassemble les informations. Aussi la faculté, appelée chez les animaux estimative naturelle, est appelée chez l'homme cogitative, ou faculté qui découvre ces qualités par une sorte d'inférence. On la nomme encore raison particulière, […] ; elle regroupe en effet des représentations individuelles, comme la raison proprement dite regroupe des notions universelles. » (Summa Theologica I,78,a4)

[2] Ces animaux sont dits sociaux, non pas politiques. Ils sont sociaux car ils vivent en société. Ils ne sont pas politiques, car ils ne décident en rien de la forme de leur société et n’y peuvent rien changer.

[3]  La divine providence régit l’ensemble des corps de l’univers par le premier corps, qui est le corps céleste. Saint Thomas se réfère à la cosmologie héritée d’Aristote. L’univers est enveloppé dans la sphère des étoiles fixes, dont le mouvement est au principe de tous les autres mouvements corporels, par l’intermédiaire des corps célestes, réputés incorruptibles. Cf. Summa Theologica I, 115, a3. Quoique dépassée au plan scientifique, cette vision du monde demeure valable quant à l’essentiel : l’Univers est ordonné sous le gouvernement du Créateur. Les découvertes actuelles de l’astrophysique manifestent cet ordre du monde de manière encore plus profonde que la cosmologie antique.

[4]  Les anges président aux mouvements corporels. Cf. Summa Theologica I, 110, a3. De même que toutes les parties de l’univers sont gouvernées et conservées par Dieu dans l’unité et l’harmonie, ainsi les membres de la société politique sont orientées vers le bien commun par l’autorité politique.

[5]  L’homme a en commun avec les animaux la sensibilité, connaissance et appétit ou désir sensibles. Les facultés de l’appétit ou de l’affection sensibles sont au nombre de deux : le concupiscible qui porte sur les biens (et les maux) proportionnés à la nature, l’irascible dont l’objet est le bien (et le mal) sensible disproportionné. Chez l’homme l’affectivité sensible est dominée par la raison (intellect et volonté). Cf. Summa Theologica I, 81.

[6]  Ce raisonnement n’entend pas démontrer la convenance du régime monarchique, qui sera exposée plus tard, mais seulement la nécessité d’une autorité politique. Les corps physiques gardent leur unité et leur cohérence par le seul jeu des forces de la nature. Une cause efficiente n’est nécessaire que pour leur naissance ou leur production ; après quoi ils se conservent par eux-mêmes un certain temps. Mais les hommes sont des êtres libres et volontaires ; les forces de la nature de suffisent pas à les unir entre eux. Ils ont une volonté naturelle ou désir naturel de vie sociale puisqu’il est naturellement social. Mais ce désir naturel inconscient de vie sociale ne suffit pas à la cohésion et l’unité de la société. Ce désir naturel doit être actué par un acte libre et volontaire, sous l’impulsion de l’autorité.