de Regno I. (4) : Tyrannie ou Aristocratie ?



Pourquoi la dignité royale
devient-elle odieuse aux sujets ?



Ici commence le quatrième chapitre du De Regno de SAINT THOMAS D'AQUIN. L'auteur a précédemment expliqué en quel sens la 'tyrannie' est le pire de toutes les formes de gouvernement. Le cinquième chapitre (ci-dessous) montrera qu'une corruption de la monarchie en tyrannie reste un moindre mal que celle d’une aristocratie.

Lire le chapitre précédent : De Regno I. (3) ...


Plan de cet article :
Pourquoi la dignité royale devient-elle odieuse aux sujets ?

Avantages du régime aristocratique romain
Tyrannie de la plupart des princes romains
Évolution politique du peuple hébreu
Conclusion

La corruption de la monarchie en tyrannie est un moindre mal que celle d’une aristocratie

Péril de discorde, à cause de plusieurs
Péril de discorde, à cause d’un seul
Disposition prochaine à la tyrannie

Voir le plan général du DE REGNO...




Le meilleur et le pire résidant dans la monarchie ou gouvernement d'un seul, la malice des tyrans rend la dignité royale odieuse à bien des gens ; et il en est qui, dans leur désir de gouvernement monarchique, en arrivent à la cruauté des tyrans, et exercent une tyrannie sous prétexte de dignité royale.


Avantages du régime aristocratique romain


L’État romain en est un exemple évident. Ce peuple romain, après avoir chassé les rois dont il ne pouvait supporter le faste royal, ou plutôt tyrannique, s'était donné des consuls et d'autres magistrats pour se gouverner et se diriger, son intention étant de transformer la monarchie en aristocratie ; et, comme le rapporte Salluste : « Incroyable fut la rapidité de la croissance de l’État romain, une fois sa liberté conquise » [1].
C’est que, la plupart du temps, il arrive que des hommes vivant sous un roi concourent assez mollement au bien commun, estimant que la charge n'en est pas confiée à eux-mêmes, mais à un autre, qui détient en son pouvoir les biens communs. Par contre, lorsqu'ils voient que le bien commun n’est pas au pouvoir d'un seul, ils n’y veillent pas comme à ce qui appartient à autrui, mais chacun s'en occupe comme de son bien propre ; aussi l'expérience montre-t-elle qu'une cité isolée, administrée par des magistrats annuels, est parfois plus puissante qu'un roi, possédât-il trois ou quatre cités ; et les petits services exigés par les rois sont plus lourdement ressentis que de grandes charges imposées par l'ensemble des citoyens. C’est ce qui se passa dans toute l’histoire du développement de l’État romain. La plèbe était enrôlée dans l'armée et on payait des soldes aux militaires ; comme le trésor public n'y suffisait pas, « les richesses privées furent abandonnées aux nécessité publiques, au point que, sauf l'anneau et la bulle, insignes de la dignité de ses membres, le Sénat lui-même ne s’était réservé aucun or. » [2]






Tyrannie de la plupart des princes romains


Mais les Romains, se trouvèrent épuisés par des dissensions continuelles, qui s’accrurent jusqu'à devenir des guerres civiles ; au cours de ces guerres cette même liberté pour laquelle ils avaient si ardemment travaillé leur fut arrachée et ils tombèrent alors au pouvoir des chefs militaires, qui au début ne s’attribuèrent pas le titre de roi, ce terme étant odieux aux romains. On doit reconnaître que certains de ces princes pourvurent fidèlement au bien commun, à la manière des rois, et par leur zèle l’État romain s'accrut encore et se conserva ; mais, comme la plupart, se montraient tyranniques envers leurs sujets, tout en étant lâches et incapables face aux ennemis, ils finirent par réduire à rien l’État romain.


Évolution politique du peuple hébreu


Le peuple hébreu connut la même évolution. Tout d’abord placés sous le gouvernement des juges, ils étaient la proie de tous leurs ennemis, « chacun faisant ce qui lui paraissait bon » (Juges 17,16). Ayant ensuite, à leur demande, obtenu de Dieu des rois, ils s'écartèrent du culte du Dieu unique de par la malice de ces mêmes rois, et furent finalement emmenés en captivité.


Conclusion


Il y a donc danger de part et d’autre : soit, par crainte du tyran, on repousse le meilleur gouvernement qui est la monarchie, soit par désir de ce même régime, le pouvoir royal dégénère en funeste tyrannie.




La corruption de la monarchie en tyrannie
est un moindre mal
que celle d’une aristocratie



Lire le chapitre précédent : DE REGNO I. (4) ...


Lorsqu'il faut choisir entre deux situations périlleuses, on doit nécessairement préférer celle d'où sort un moindre mal. Mais de la monarchie, quand elle tourne en tyrannie, il sort un moindre mal que du gouvernement aristocratique, lorsqu'il se corrompt [3].



Péril de discorde, à cause de plusieurs


En effet, la discorde, issue principalement du gouvernement aristocratique, est contraire au bien de la paix, c'est-à-dire au bien primordial de la société ; or la tyrannie ne supprime pas ce bien, mais elle ne fait que s’opposer à certains biens particuliers, à moins qu'elle ne pousse l'excès jusqu'à sévir contre la communauté toute entière. On doit donc préférer le gouvernement d'un seul à celui de plusieurs, bien que chacun d'eux puisse devenir source de périls.




Péril de discorde, à cause d’un seul


En outre, il faut fuir davantage, semble-t-il, ce dont pourrait découler de plus grands périls ; or les périls extrêmes sortent plus fréquemment du gouvernement collégial que de celui d'un seul homme. Il arrive plus souvent en effet qu’un des membres du gouvernement collégial cesse de rechercher le bien commun que dans le cas d’un gouvernement monarchique. Or, celui des membres du gouvernement qui cesse de rechercher le bien commun fait courir à la multitude des sujets le péril de désunion : la discorde des dirigeants est naturellement suivie de celle de la multitude. S'il n'y a qu'un seul dirigeant, il vise la plupart du temps au bien commun ; ou bien, s'il s’en détourne, il ne s'ensuit pas immédiatement qu'il vise à l'oppression de ses sujets, ce qui serait le dernier excès de la tyrannie, et le dernier degré dans la dépravation d'un gouvernement, comme on l'a montré plus haut. On doit donc bien davantage se prémunir contre les périls qui proviennent du gouvernement de plusieurs, que contre que ceux qui proviennent de la monarchie.



Disposition prochaine à la tyrannie


En outre, la dépravation en tyrannie n’est pas moins fréquente dans le gouvernement aristocratique que dans la monarchie, et elle l’est même davantage. Car lorsque la discorde a atteint le cœur du gouvernement collégial, il arrive souvent que l'un des gouvernants s'impose à ses collègues et usurpe le pouvoir sur la multitude : ce qu'on retrouvera facilement dans l’Histoire. La plupart des gouvernements collégiaux se sont terminés par la tyrannie, comme c'est manifeste dans l'exemple de l’État romain, lequel, longtemps administré par plusieurs magistrats, vit de ce fait naître en son sein des rivalités, des dissensions et des guerres civiles, et finit par tomber sous le joug des plus cruels tyrans. Et de façon générale, l'observateur attentif des faits passés et présents reconnaîtra que les tyrans ont sévi plus nombreux dans les pays gouvernés par un collège que dans ceux qui l’étaient par un seul homme. Si donc la royauté, qui est le meilleur gouvernement, semblerait devoir être évitée à cause de la tyrannie, et si celle-ci, en revanche, ne se rencontre pas moins, mais bien plus fréquemment dans le gouvernement de plusieurs que dans celui d'un seul, il en résulte tout simplement qu'il vaut mieux vivre sous un seul roi que sous un gouvernement collégial.


Lire la suite : DE REGNO I. (5)



[1] Salluste, Bellum Catil., c.7, 3 ; cité par Saint Augustin dans La Cité de Dieu, V, 12.

[2] Saint Augustin, La Cité de Dieu, III, c.19

[3] Il a été dit plus haut que la monarchie est le meilleur régime politique, et que la tyrannie est le pire, la pire corruption étant celle du meilleur. Ici, on affirme que la corruption d’une monarchie est moins pernicieuse que celle d’une aristocratie et d’une policie. Il n’y a pas de contradiction. C’est que l’aristocratie ou la policie corrompues sont des préparations plus prochaines à la tyrannie d’un seul homme que la monarchie corrompue. Saint Thomas donne l’exemple de l’État romain qui d’aristocratie qu’il était tomba dans des guerres civiles entre tyrans concurrents.