de Regno I. (3) : Tyrannie ou Monarchie ?


La tyrannie : le pire gouvernement ?


Ici commence le troisième chapitre du De Regno de SAINT THOMAS D'AQUIN. L'auteur s'est précédemment demandé s'il convient mieux à une cité ou une province d’être gouvernée par plusieurs ou par un seul.

Lire le deuxième chapitre du De Regno ...

Plan de l'article :
1er argument : corruption du meilleur
2ème argument : unité de cause
3ème argument : éloignement du bien commun
4ème argument : causalité du mal
5ème argument : effets matériels
6ème argument : effets d’ordre moral
Conclusion


1er argument : corruption du meilleur


De même que le gouvernement d'un roi est le meilleur, ainsi le gouvernement d'un tyran est le pire de tous. À la policie s'oppose la démocratie ; l'une et l'autre étant, comme on l’a dit, gouvernement d’un grand nombre ; à l'aristocratie s’oppose l'oligarchie, l'une et l'autre étant gouvernement d’un petit nombre ; à la monarchie, enfin, s'oppose la tyrannie, l'une et l'autre étant gouvernement d'un seul homme. Que la monarchie soit le meilleur régime, on l'a montré ci-dessus ; si donc au meilleur s'oppose le pire[1], il suit logiquement que la tyrannie est la pire forme de gouvernement.






2ème argument : unité de cause


En outre, une force unie est plus efficace pour obtenir son effet qu’une force dispersée ou divisée : un groupe d'hommes réunis tirent une charge qu'ils ne pourraient tirer séparément, même en se la partageant. Donc, de même qu’une force opérant en vue du bien est plus utile et plus efficace si elle a plus d’unité, ainsi une force agissant pour le mal est plus nocive si elle est une que si elle est divisée. Or la puissance de celui qui gouverne injustement est employée au mal de la multitude, puisqu'il réduit le bien commun de celle-ci à son propre bien. Donc, là où le gouvernement est juste, ce gouvernement est d'autant plus utile que sa direction a plus d'unité : la royauté est meilleure que l'aristocratie, et l'aristocratie que la policie ; inversement, dans un régime politique injuste, ce dernier est d'autant plus nuisible que sa direction a plus d'unité. C’est pourquoi la tyrannie est plus nuisible que l'oligarchie, et l'oligarchie que la démocratie.



3ème argument : éloignement du bien commun


De plus, le gouvernement devient injuste du fait que, le bien commun de la multitude étant dédaigné, on ne poursuit que le bien privé du gouvernant ; dès lors, plus on s'éloigne du bien commun et plus ce gouvernement est injuste. Or on s'éloigne davantage du bien commun dans l'oligarchie, où l'on recherche le bien d'un petit nombre, que dans la démocratie où l'on cherche le bien d'un grand nombre ; et on s'éloigne encore davantage du bien commun dans la tyrannie où l'on ne recherche que le bien d'un seul homme : le grand nombre est plus proche de l’universalité que le petit nombre, et le petit nombre qu'un seul individu ; le gouvernement tyrannique est donc le plus injuste.



4ème argument : causalité du mal


On parviendra à la même évidence si l'on considère l'ordre de la divine providence qui dispose tout pour le mieux. Le bien advient aux choses de par une seule cause parfaite, au sens où toutes les conditions qui peuvent favoriser le bien se trouvent réunies, tandis que dans son détail le mal provient de défauts particuliers. Il n'y a pas de beauté corporelle sans disposition convenable de tous les membres ; pour la laideur il suffit qu’un seul membre soit mal disposé. Ainsi la laideur résulte diversement de diverses causes tandis que la beauté provient d’une seule manière d’une seule cause parfaite [2]; et il en est ainsi de tous les biens et de tous les maux, comme si Dieu pourvoyait à ce que le bien, découlant d'une seule cause, soit plus fort, et le mal, découlant de causes multiples, plus débile. Il est donc préférable que le gouvernement juste appartienne à un seul homme pour être plus fort ; que si ce gouvernement tombe dans l'injustice, il vaut mieux qu'il appartienne à beaucoup qui, se neutralisant réciproquement, le rendent plus faible.
Donc, de tous les gouvernements injustes c’est la démocratie qui est le plus tolérable, le pire la tyrannie.





5ème argument : effets matériels


C'est ce qu'on voit encore très clairement si l'on considère les maux qu'engendre la tyrannie ; le tyran, recherchant son bien privé au mépris du bien commun, accable de diverses façons ses sujets, selon les diverses passions auxquelles il est soumis. S’il est possédé par la passion d’avarice, il ravit les biens de ses sujets. De là cette parole de Salomon :
« Un roi juste fait la grandeur de son pays tandis qu'un homme cupide en fait la ruine. » (Pr 19,4)
S'il est sujet à la passion de colère, il verse le sang sans raison valable, ce qui fait dire à Ezéchiel:
« Ses princes sont au milieu d'Israël comme des loups qui ravissent une proie pour en répandre le sang. » (Ez 22,27)
Un tel gouvernement est à fuir, nous conseille le Sage, lorsqu'il dit :
« Tiens-toi loin de l'homme qui a le pouvoir de te faire mourir. » (Si 9,18)
Car il emploie sa puissance à tuer, non dans l'intérêt de la justice, mais par caprice de sa volonté. Dans ce cas il n'y a nulle sécurité et tout est incertain lorsqu'on s'éloigne du droit ; et on ne peut rien fonder sur ce qui dépend de la volonté, pour ne pas dire du caprice d’autrui.



6ème argument : effets d’ordre moral


Le tyran ne se borne pas à grever ses sujets dans leurs biens corporels, il entrave jusqu'à leurs biens spirituels. Ceux qui ambitionnent davantage de régir que de servir [3], paralysent tout essor chez leurs sujets [4] ; toute excellence en ces derniers les rend suspect d’attenter à leur inique domination : le tyran soupçonne davantage les bons que les méchants, et toujours la vertu d'autrui lui paraît redoutable. En conséquence ces tyrans s’appliquent à étouffer chez leurs sujets toute vertu, pouvant être source de magnanimité, et de réaction contre leur injuste domination. Ils s’efforcent d’empêcher l'affermissement de tout lien d'amitié entre ces sujets, ainsi que la jouissance des avantages mutuels de la paix, afin que, la confiance mutuelle étant détruite, aucun complot ne puisse se tramer contre leur pouvoir.
Dans ce but, les tyrans sèment la discorde entre leurs sujets et l’entretiennent lorsqu'elle naît [5] ; enfin ils empêchent tout ce qui concourt à resserrer les liens entrent les hommes, comme les noces, les banquets et, plus généralement, tout ce qui engendre habituellement l'intimité et la confiance. Les tyrans s’appliquent aussi à empêcher leurs sujets de devenir riches ou puissants, car, soupçonnant en eux la même malice qu'ils sentent en eux-mêmes, ils craignent de voir cette puissance et ces richesses de leurs sujets tourner à leur propre détriment, de la même manière dont ils s’en servent eux-mêmes pour nuire à autrui. Ainsi est-il dit du tyran en Job :
« Un grondement de terreur ne quitte pas ses oreilles et lorsque règne la paix autour de lui (c'est-à-dire lorsque personne ne cherche à lui faire du mal), il soupçonne toujours des pièges. » (Job 15,21)
Il s’ensuit que ces gouvernants, qui devraient conduire leurs sujets à la vertu, sont assez iniques pour la jalouser, et s’efforcer de s’y opposer ; il en résulte qu’on trouve peu d'hommes vertueux sous la domination des tyrans. Car, selon la sentence d’Aristote [6], on rencontre les hommes de valeur auprès de qui les honore ; comme le dit Cicéron, « ce que tout le monde condamne est rabaissé et chute dans la médiocrité »[7]. Il est naturel en outre que les hommes éduqués dans la crainte abaissent leur âme jusqu'à la servilité et deviennent lâches à l'égard de toute action courageuse et exigeante ; c’est ce que l’on constate dans les pays longtemps soumis à une tyrannie[8], d’où cette sentence de l'Apôtre dans l’épître aux Colossiens :
« Pères, ne provoquez pas vos enfants à l’indignation, de peur qu'ils ne perdent courage. » (Col 3, 21)



Conclusion


De cette considération des méfaits de la tyrannie le roi Salomon conclut :
« Le règne des impies est la ruine des hommes. » (Pr 28,12)
C'est-à-dire que la méchanceté des tyrans éloigne leurs sujets de l’accomplissement des vertus. Il dit encore :
« Lorsque les impies ont saisi l'autorité, le peuple gémit. » (Pr 29,2)
... comme s'il était emmené en servitude ; et encore :
« Que les impies lèvent la tête, les hommes se cachent. » (Pr 28,28)
... pour échapper à la cruauté des tyrans. Rien d’étonnant à cela, car l'homme qui commande sans obéir à sa raison mais en suivant ses caprices ne diffère en rien de la bête, ce qui fait dire à Salomon :
« Un lion rugissant et un ours affamé, tel est le prince impie sur le peuple appauvri. » (Pr 28,15)
C'est pourquoi les hommes se cachent des tyrans comme de bêtes cruelles, et cela revient au même, semble-t-il, d'être soumis à un tyran et exposé à une bête furieuse.


Lire la suite : DE REGNO I. (4)




[1] « Corruptio optimi pessima » : « la corruption du meilleur est le pire ».

[2] « Bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu » : « le bien est de par une cause intégrale, le mal de par un défaut quelconque. »

[3] Jeu de mots latin intraduisible en français : plus praeesse quam prodesse. Cf. Règle de saint Benoît, c.64, 8 : sciatque sibi oportere prodesse magis quam praeesse : « L’abbé saura qu’il lui faut plutôt servir que régir. »

[4] Défaut fréquent dans l’exercice de l’autorité, pas seulement chez les tyrans : écraser ses subordonnés. La jouissance dans l’exercice du pouvoir supplante le désir d’agir en vue du bien commun.

[5] Le système de la délation est mis en place dans tous les totalitarismes.

[6] Aristote, Ethica, III, c.11

[7] Cicéron, Tuscul., I,2

[8] Les populations longtemps soumises à un joug tyrannique perdent le sens des responsabilités et de l’initiative. C’est de qui est apparu en particulier dans les pays libérés du joug communiste. Le mal d’une tyrannie est moins d’ordre matériel et économique que d’ordre moral. La servilité, l’hypocrisie et la paresse remplacent la vertu. C’est ce qui rend très difficile la restauration d’une société émergée de la tyrannie. On répare plus facilement les dégâts matériels que les dégâts moraux. Qui plus est, ces déficiences morales se transmettent de génération en génération par la mauvaise éducation. Le relèvement moral et politique est une œuvre des plus difficiles, surhumaine, pourrait-on dire.